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vendredi 14 février 2014

Montaigne, Quatre extraits...

A l’heure où les « Humanités » ont quasiment disparu des objectifs et des programmes scolaires, il est bon de revenir à des auteurs proposant des pensées, des points de vue, propres à nous « éclairer » et à nous aider à affronter nos quotidiens. Montaigne est l’inventeur d’un genre littéraire avec son œuvre intitulée Essais, publiée entre 1580 et 1588.


Montaigne veut essayer sa pensée et décide de donner à son texte le cours naturel de sa réflexion : « par sauts et par gambades ». Montaigne propose des ajouts, des digressions, à un ouvrage en perpétuelle évolution.


L’ouvrage aborde tous les sujets. Il est le reflet de l’esprit humaniste et de la curiosité hors du commun de l’auteur. Tout au long de la lecture se dessine une grande réflexion sur le bonheur, la sagesse et l’instabilité du monde. Montaigne note la diversité des coutumes, des croyances, des idées : « La peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir ».


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Ce premier extrait aborde le thème cher aux humanistes de l’éducation. Il évoque ici la relation entre le maître et l’élève. 

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge(1) ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il(2) corrigeât cette partie(3), et que, de belle arrivée(4), selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre(5), lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d'elle-même; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Archésilas(6) faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. [« L’autorité de ceux qui enseignent nuit souvent à ceux qui veulent apprendre »(7)


Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train(8) et juger jusqu'à quel point il se doit ravaler(9) pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tout ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c'est l'une des plus ardues besognes que je sache; et est l'effet d'une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu'à val(10). Ceux qui, comme porte notre usage, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduite régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline.


Montaigne, Essais, « De l’institution des enfants » Livre I Chapitre XXVI, 1580




1 Notre rôle, à nous élèves
2 Le maître
3 Cette attitude
4 Dès l’abord
5 Sur la piste. Galop d’essai
6 Philosophe grec comme Socrate
7 Citation de Cicéron
8 Allure
9 Se rabaisser
10 en montant qu’en descendant. 



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Montaigne s’intéresse à l’autre, à celui qui est différent, à celui que l’on qualifie de barbare ou de sauvage. Il a lu les récits des voyageurs du Nouveau monde et en tire des conclusions sur le relativisme et l’ethnocentrisme.


Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire(1) de la vérité et de la raison que l'exemple et l’idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police(2), parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice(3) et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu(4). Et si pourtant(5), la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres(6), en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n'est pas raison(7) que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons du tout étouffée. Si est-ce que(8), partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.


Montaigne, Essais, « Des Cannibales », Livre I, Chapitre XXXI, 1580




1 Critère
2 Forme de gouvernement
3 Technique
4 Corrompues détériorées
5 Si a pour sens pourtant (insistance)
6 Susceptible de concurrencer
7 Il n’y a pas de raison pour que
8 Pourtant.
 

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Dans le dernier livre des Essais, Montaigne livre des réflexions sur la sagesse et propose un art de vivre invitant au bonheur. Il faut apprendre à s’étudier soi-même, pour mieux connaître les autres en s’appuyant sur l’expérience.


Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors; voire et(1) quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères(2) quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses; et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l'appétit(3) : c'est injustice de corrompre ses règles.


Quand je vois et César et Alexandre(4), au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation(5) ; celle-ci(6), l'extraordinaire. Nous sommes de grands fous ! "Il a passé sa vie en oisiveté", disons-nous ; « Je n'ai rien fait d'aujourd'hui. » Quoi ! avez-vous pas vécu? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre(7) de vos occupations. « Si on m'eût mis au propre des grands maniements(8), j'eusse montré ce que je savais faire. » Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes.


Pour se montrer et exploiter(9), Nature n'a que faire de fortune; elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Avez-vous su composer vos mœurs ? vous avez bien plus fait que celui qui a composé des livres. Avez-vous su prendre du repos ? vous avez plus fait que celui qui a pris des empires et des villes.


Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos.


Montaigne, Essais, « De l'expérience », Livre III, chapitre XIII, 1588.



1 et aussi
2 réflexions sans rapport avec la promenade
3 désir
4 Conquérants de l’Antiquité
5 occupation
6 leur gloire
7 glorieuse
8 responsabilités
9 porter ses fruits


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La dernière page des Essais est l’occasion pour Montaigne de critiquer le savoir abstrait et de réfléchir sur la notion de pouvoir. A la fin de sa vie, l’auteur privilégie la connaissance de soi qui est porteuse de sagesse.


Ménageons le temps ; il nous en reste encore beaucoup d’oisif et de mal employé. Notre esprit n’a probablement pas assez d’heures, pour faire ses affaires sans se désassocier du corps pendant le peu d’espace qu’il faut à ce dernier pour son nécessaire besoin.


Ils(1) veulent se mettre hors d’eux-mêmes et échapper à l’homme. C’est une folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abaissent complètement. Ces dispositions d’esprit transcendantes m’effraient comme les lieux élevés et inaccessibles ; et rien n’est pour moi difficile à digérer dans la vie de Socrate(2) si ce n’est ses extases et ses « démoneries(3) », rien n’est aussi humain chez Platon(4) que les raisons pour lesquelles on dit qu’il est appelé divin. Et parmi nos sciences, celles qui sont montées le plus haut me semblent les plus terrestres et les plus basses. Je ne trouve également rien d’aussi terre à terre et d’aussi mortel dans la vie d’Alexandre(5) que ses imaginations au sujet de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa réponse : il s’était conjoui(6) avec lui, dans une lettre, de l’oracle de Jupiter Hammon(7) qui l’avait placé parmi les dieux : « En ce qui te concerne, j’en suis bien aise, mais il y a de quoi plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme – à lui obéir aussi – qui outrepasse la mesure d’un homme et ne s’en contente pas. » « Diis te minorem quod geris, imperas(8) ».


La noble inscription par laquelle les Athéniens honorèrent la venue de Pompée(9) dans leur ville est conforme à ma façon de penser :

« D’autant es-tu Dieu comme
 Tu te reconnais homme ».


C’est une perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir de son être. Nous cherchons d’autres manières d’être parce que nous n’entendons(10) pas l’usage des nôtres, et nous sortons hors de nous parce que nous ne savons pas quel y fait(11). Si avons-nous beau monter(12) sur des échasses, car sur des échasses il faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul.


Les plus belles vies sont, à mon avis, celles qui se conforment au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans rien d’extraordinaire et sans s’écarter de ce modèle. Je dirai maintenant que la vieillesse à quelque peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la au dieu protecteur(13) de la santé et de la sagesse –mais une sagesse gaie et sociable :  

« Frui paratis et valido mihi
Latoe, dones, et precor, integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere ; nec cythara carentem »(14).

Montaigne, Essais, « De l'expérience », Livre III, chapitre XIII, 1588.

1 Les philosophes
2 Philosophe grec du Ve siècle avant J.C.
3 Socrate prétendait être inspiré par un « démon » un génie.
4 Philosophe grec qui rapporta la pensée de Socrate
5 Alexandre le Grand, roi de Macédoine.
6 Réjoui
7 Dieu de Thèbes en Egypte que les Grecs assimilèrent à Zeus
8 « C’est en te soumettant aux dieux que tu règnes »
9 Pompée, général romain
10 Parce que nous ne comprenons pas
11 Ce qui s’y passe
12 Aussi est-il inutile de monter…
13 Apollon
14 « Accorde moi, fils de Latone, de jouir des biens que j’ai acquis, d’une robuste santé et de toutes mes facultés intellectuelles ; fais que ma vieillesse soit bonne et que je puisse encore jouer de ma lyre ». Horace, Odes. 

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