Google+ Article deux: novembre 2013

vendredi 29 novembre 2013

Zola: Trois extraits...

Dix minutes avec Emile Zola qui au XIXe siècle est le témoin de la transformation d'une société en pleine Révolution Industrielle. Il décide par son projet littéraire des Rougon-Macquart de raconter l'histoire d'une famille sous le Second Empire. C'est le moyen de rendre compte des changements économiques et sociaux de sa génération. Nous proposons ici trois extraits, tirés de trois romans de la série des Rougon-Macquart; des extraits qui font étrangement écho avec notre quotidien. L'art du romancier, son talent, ne réside-t-il pas aussi, au delà de la notion de style, dans la capacité à saisir ce qui touche à l'universel?  Les trois extraits évoquent le commerce avec Au Bonheur des Dames, les revendications ouvrières avec Germinal, et les crises financières, avec L'Argent.




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Zola observe le développement du capitalisme. Ce développement s’incarne dans la transformation du commerce qui devient un commerce de masse. Octave Mouret, homme d’affaires inspiré ou opportuniste, crée et fait prospérer son magasin, « Au Bonheur des Dames », avec des techniques nouvelles.

Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on donnait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante !

La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d'annonces et d'affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d'été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l'étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d'échantillons, collés sur les feuilles. C'était un débordement d'étalages, le Bonheur des dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu'aux rideaux des théâtres.

Il professait que la femme est sans force contre la réclame, qu'elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l'analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu'elle ne résistait pas au bon marché, qu'elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœur de la femme, il venait d'imaginer "les rendus", un chef-d'œuvre de séduction jésuitique. "Prenez toujours, madame : vous nous rendrez l'article, s'il cesse de vous plaire." Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était dans l'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d'applications. D'abord, on devait s'écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d'articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s'amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n'étaient qu'à demi pleins. Ensuite, le long des galeries, il avait l'art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S'il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.


Emile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883.


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Etienne Lantier, le héros de Germinal, se fait embaucher par la Compagnie des Mines de Montsou dans le Nord de la France. Progressivement, il devient comme la conscience des mineurs en proie à la misère. Une violente grève éclate lorsque la Compagnie tente de diminuer la rétribution des mineurs. Toute réunion étant interdite, c’est dans les bois qu’Etienne harangue ses camarades alors que la grève dure depuis un mois.

Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort1, il l'étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie2, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable ? un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons3, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l'eau des tailles4. Oui ! le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d'où il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient ! On irait là-bas, on finirait bien par lui voir sa face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine !
 
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait l'ennemi, là-bas, il ne savait où, d'un bout à l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regardèrent du côté de Vandame5, pris d'inquiétude à l'idée de quelque éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s'élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair.
Lui, tout de suite, voulut conclure :
– Camarades, quelle est votre décision ?... Votez-vous la continuation de la grève ?
– Oui ! oui ! hurlèrent les voix.
– Et quelles mesures arrêtez-vous ?... Notre défaite est certaine, si des lâches descendent demain.
Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête :
– Mort aux lâches !
– Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée... Voici ce que nous pourrions faire : nous présenter aux fosses, ramener les traîtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutôt que de céder.
– C'est cela, aux fosses ! aux fosses !

Emile Zola, Germinal, 1885.


1-       Un mineur de la famille Maheu, proche de la retraite, ainsi surnommé parce qu’il a échappé à 3 accidents dans la mine.

2-       Conseil d’Administration à Paris.

3-       Groupes de maisons construites pour les ouvriers.

4-       Parties de la veine de la houille creusée par le mineur

5-       Petite concession minière qui tente de résister aux empiétements de la grande Compagnie.


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Dans L’Argent, Zola raconte l’ascension et la chute de la banque de son personnage, Aristide Saccard. Le roman s’achève par un scandale financier énorme. L'effondrement boursier à la fin du roman annonce l'effondrement du régime du Second Empire.


Madame Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume, mettait derrière le monument comme une fumée d'incendie, une nuée d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. Mais cette fois, derrière cette fumée rousse de l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un craquement sourd, la fin prochaine d'un monde."



Emile Zola, L’Argent, 1891.

vendredi 22 novembre 2013

Victor Hugo, L'Homme qui rit


15 minutes avec Victor Hugo. Un condensé du grand écrivain, avec un extrait de son roman intitulé L'homme qui rit paru en 1869: le grotesque et le sublime, l'art du discours, l'esprit romantique et romanesque, la question sociale et politique...
Au XVIIe siècle, en Angleterre, Gwynplaine est L’homme qui rit. Fils d’un Lord proscrit pour être resté fidèle à Cromwell et à la République, il a été, à la mort de son père et de sa mère, déchu de ses titres et vendu à des saltimbanques par le Roi. Ces derniers l’ont défiguré pour en faire un phénomène de foire : son visage est figé dans un éternel rire. Abandonné, il est plus tard recueilli par Ursus, « un philosophe » errant qui l’élève, l’éduque et en fait un acteur itinérant. A la fin du roman, Gwynplaine retrouve son titre et son véritable nom : Lord Fermain Clancharlie. Il assiste donc à sa première réunion de la Chambre des Lords. Ce soir-là, les Lords d’Angleterre doivent décider de l’augmentation de la rente du mari de la Reine. Ils doivent l’un après l’autre donner leur avis à haute voix. Les premiers Lords viennent d’accepter en déclarant : « Content ». Le clerc appelle alors le Lord rétabli dans ses droits, encore bateleur la veille.


Tandis que lord Barnard se rasseyait, le clerc, qui lisait de routine, eut quelque hésitation. Il raffermit ses lunettes et se pencha sur le registre avec un redoublement d'attention, puis, redressant la tête, il dit :

-« Milord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville ».

Gwynplaine se leva :


-« Non content », dit-il.

Toutes les têtes se tournèrent. Gwynplaine était debout.[..] Gwynplaine avait fait sur lui cet effort qui, on s'en souvient, lui était, à la rigueur, possible. Par une concentration de volonté égale à celle qu'il faudrait pour dompter un tigre, il avait réussi à ramener pour un moment au sérieux le fatal rictus de son visage. Pour l'instant, il ne riait pas. Cela ne pouvait durer longtemps […]

-« Qu'est cet homme ? ce fut le cri ». […]

Un vieillard vénéré de toute la chambre, qui avait vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses, et qui était désigné pour être duc, Thomas, comte de Warton, se leva effrayé.


-« Qu'est-ce que cela veut dire ? cria-t-il. Qui a introduit cet homme dans la chambre ? Qu'on mette cet homme dehors ». Et apostrophant Gwynplaine avec hauteur :

-« Qui êtes-vous ? d'où sortez-vous ? »

Gwynplaine répondit :

-« Du gouffre ».

Et, croisant les bras, il regarda les lords.

-« Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j'ai à vous parler ».

II y eut un frisson, et un silence. Gwynplaine continua.

-« Milords, vous êtes en haut. C'est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le soleil immobile à votre zénith, l'autorité sans borne, la jouissance sans partage, l'immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au-dessus peut-être. Milords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe ». […]

Lui cependant, crispé et surhumain, réussissait à maintenir sur son visage la contraction sévère et lugubre, sous laquelle se cabrait le rictus, comme un cheval sauvage prêt à s'échapper. Il reprit :

-« Je suis celui qui vient des profondeurs. Milords, vous êtes les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? Le soleil, c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège.

Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. Quel est le père du privilège ? le hasard. Et quel est son fils ? l'abus. Ni le hasard ni l'abus ne sont solides. Ils ont l'un et l'autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres.

Milords, je suis l'avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu'une voix. Le genre humain est une bouche, et j'en suis le cri. Vous m'entendrez. Je viens ouvrir devant vous, pairs d'Angleterre, les grandes assises du peuple, ce souverain, qui est le patient, ce condamné, qui est le juge.

Je plie sous ce que j'ai à dire. Par où commencer ? Je ne sais. J'ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse. Qu'en faire maintenant ? elle m'accable, et je la jette pêle-mêle devant moi. Avais-je prévu ceci ? non. Vous êtes étonnés, moi aussi. Hier j'étais un bateleur, aujourd'hui je suis un lord. Jeux profonds. De qui ? de l'inconnu. Tremblons tous.

Milords, tout l'azur est de votre côté. De cet immense univers, vous ne voyez que la fête ; sachez qu'il y a de l'ombre. Parmi vous je m'appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre, Gwynplaine. Je suis un misérable taillé dans l'étoffe des grands par un roi, dont ce fut le bon plaisir. Voilà mon histoire. Plusieurs d'entre vous ont connu mon père, je ne l'ai pas connu. C'est par son côté féodal qu'il vous touche, et moi je lui adhère par son côté proscrit. Ce que Dieu a fait est bien. J'ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? pour que j'en visse le fond. Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce que je sais.

Vous m'entendrez, milords. J'ai éprouvé. J'ai vu. La souffrance, non, ce n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j'y ai grandi ; l'hiver, j'y ai grelotté ; la famine, j'en ai goûté ; le mépris, je l'ai subi ; la peste, je l'ai eue ; la honte, je l'ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les misères éclaboussera vos pieds et flamboiera. J'ai hésité avant de me laisser amener à cette place où je suis, car j'ai ailleurs d'autres devoirs. Et ce n'est pas ici qu'est mon coeur. Ce qui s'est passé en moi ne vous regarde pas ; quand l'homme que vous nommez l'huissier de la verge noire est venu me chercher de la part de la femme que vous nommez la reine, j'ai eu un moment l'idée de refuser. Mais il m'a semblé que l'obscure main de Dieu me poussait de ce côté, et j'ai obéi. J'ai senti qu'il fallait que je vinsse parmi vous. Pourquoi ? à cause de mes haillons d'hier. C'est pour prendre la parole parmi les rassasiés que Dieu m'avait mêlé aux affamés.

Oh ! ayez pitié ! Oh ! ce fatal monde dont vous croyez être, vous ne le connaissez point ; si haut, vous êtes dehors ; je vous dirai moi, ce que c'est. De l'expérience, j'en ai. J'arrive de dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. O ! vous les maîtres, ce que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ? Non. Ah ! tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempête, tout petit, abandonné, orphelin, seul dans la création démesurée, j'ai fait mon entrée dans cette obscurité que vous appelez la société. La première chose que j'ai vue, c'est la loi, sous la forme d'un gibet ; la deuxième, c'est la richesse, c'est votre richesse, sous la forme d'une femme morte de froid et de faim ; la troisième, c'est l'avenir, sous la forme d'un enfant agonisant ; la quatrième, c'est le bon, le vrai, et le juste, sous la figure d'un vagabond n'ayant pour compagnon et pour ami qu'un loup. »

En ce moment, Gwynplaine, pris d'une émotion poignante, sentit lui monter à la gorge les sanglots. Ce qui fit, chose sinistre, qu'il éclata de rire.


La contagion fut immédiate. Il y avait sur l'assemblée un nuage ; il pouvait crever en épouvante ; il creva en joie. Le rire, cette démence épanouie, prit toute la chambre. Les cénacles d'hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur sérieux. Un rire de rois ressemble à un rire de dieux ; cela a toujours une pointe cruelle. Les lords se mirent à jouer. Le ricanement aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui parlait, et on l'outragea. Un pêle-mêle d'interjections joyeuses l'assaillit, grêle gaie et meurtrissante.

-« Bravo, Gwynplaine !-Bravo, l'Homme qui Rit !-[…] Tu viens nous donner une représentation. C'est bon ! bavarde !-En voilà un qui m'amuse !-Mais rit-il bien, cet animal-là !-Bonjour, pantin !-Salut à lord Clown ![…] »

-« Alors, cria [Gwynplaine], vous insultez la misère. Silence, pairs d'Angleterre ! juges, écoutez la plaidoirie. Oh ! je vous en conjure, ayez pitié ! Pitié pour qui ? Pitié pour vous. Qui est en danger ? C'est vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous êtes dans une balance et qu'il y a dans un plateau votre puissance et dans l'autre votre responsabilité ? Dieu vous pèse. Oh ! ne riez pas. Méditez. Cette oscillation de la balance de Dieu, c'est le tremblement de la conscience

Vous n'êtes pas méchants. Vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et regardez frissonner dans la fièvre votre divinité. Nous nous valons tous. Je m'adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ; je m'adresse aux intelligences élevées, il y en a ; je m'adresse aux âmes généreuses, il y en a. Vous êtes pères, fils et frères, donc vous êtes souvent attendris. Celui de vous qui a regardé ce matin le réveil de son petit enfant est bon. Les cœurs sont les mêmes. L'humanité n'est pas autre chose qu'un cœur. Entre ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimés, il n'y a de différence que l'endroit où ils sont situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n'est pas votre faute. C'est la faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage accable l'autre.

Écoutez-moi, je vais vous dire. Oh ! puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j'ai vu ! Hélas ! en bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. Que de damnés, qui sont des innocents ! Le jour manque, l'air manque, la vertu manque ; on n'espère pas ; et, ce qui est redoutable, on attend.

Rendez-vous compte de ces détresses. Il y a des êtres qui vivent dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit ans par la prostitution et qui finissent à vingt ans par la vieillesse. Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à l'esprit. Pas plus tard qu'hier, moi qui suis ici, j'ai vu un homme enchaîné et nu, avec des pierres sur le ventre, expirer dans la torture. Savez-vous cela ? non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n'oserait être heureux. Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne ? Il y a dans les mines des hommes qui mâchent du charbon pour s'emplir l'estomac et tromper la faim. Tenez, dans le comté de Lancastre, Ribblechester, à force d'indigence, de ville est devenue village. Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille guinées de plus. J'aimerais mieux recevoir à l'hôpital l'indigent malade sans lui faire payer d'avance son enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan, l'épuisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut dessécher le marais, faute d'argent. Les fabriques de draperie sont fermées dans tout le Lancashire. Chômage partout. Savez-vous que les pêcheurs de hareng de Harlech mangent de l'herbe quand la pèche manque ? Savez-vous qu'à Burton-Lazers il y a encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups de fusil s'ils sortent de leurs tanières ? A Ailesbury, ville dont un de vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge en Coventry, dont vous venez de doter la cathédrale et d'enrichir l'évêque, on n'a pas de lits dans les cabanes, et l'on creuse des trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte qu'au lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la tombe.


J'ai vu ces choses-là. Milords, les impôts que vous votez, savez-vous qui les paie ? Ceux qui expirent. Hélas ! vous vous trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C'est le contraire qu'il faudrait faire. Quoi, prendre au travailleur pour donner à l'oisif, prendre au déguenillé pour donner au repu, prendre à l'indigent pour donner au prince ! […].

Ces rois, je les exècre ! […] Qu'y a-t-il dans le roi ? un homme, un faible et chétif sujet des besoins et des infirmités. A quoi bon le roi ? Cette royauté parasite, vous la gavez. Ce ver de terre, vous le faites boa. Ce ténia, vous le faites dragon.


Grâce pour les pauvres ! Vous alourdissez l'impôt au profit du trône. Prenez garde aux lois que vous décrétez. Prenez garde au fourmillement douloureux que vous écrasez. Baissez les yeux. Regardez à vos pieds. O grands, il y a des petits ! ayez pitié. Oui ! pitié de vous ! car les multitudes agonisent, et le bas en mourant fait mourir le haut. La mort est une cessation qui n'excepte aucun membre. Quand la nuit vient, personne ne garde son coin de jour. Etes-vous égoïstes ? sauvez les autres. La perdition du navire n'est indifférente à aucun passager. Il n'y a pas naufrage de ceux-ci sans qu'il y ait engloutissement de ceux-là. Oh ! sachez-le, l'abîme est pour tous. »

Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient d'extravagant. Être comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance plus humiliante, pas de colère plus profonde. Gwynplaine avait cela en lui. Ses paroles voulaient agir dans un sens, son visage agissait dans l'autre ; situation affreuse. Sa voix eut tout à coup des éclats stridents.

« -Ils sont joyeux, ces hommes ! C'est bon. L'ironie fait face à l'agonie. Le ricanement outrage le râle. Ils sont tout-puissants ! C'est possible. Soit. On verra. Ah ! je suis un des leurs. Je suis aussi un des vôtres, ô vous les pauvres ! Un roi m'a vendu, un pauvre m'a recueilli. Qui m'a mutilé ? Un prince. Qui m'a guéri et nourri ? Un meurt-de-faim. Je suis lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands, et j'appartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et avec ceux qui souffrent.

Ah ! cette société est fausse. Un jour viendra la société vraie. Alors il n'y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n'y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l'avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus d'ignorance, plus d'hommes bêtes de somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumière ! En attendant, me voici. J'ai un droit, j'en use. Est-ce un droit ? Non, si j'en use pour moi. Oui, si j'en use pour tous. Je parlerai aux lords, en étant un. O mes frères d'en bas, je leur dirai votre dénûment. Je me dresserai avec la poignée des haillons du peuple dans la main, et je secouerai sur les maîtres la misère des esclaves, et ils ne pourront plus, eux les favorisés et les arrogants, se débarrasser du souvenir des infortunés, et se délivrer, eux les princes, de la cuisson des pauvres, et tant pis si c'est de la vermine, et tant mieux si elle tombe sur des lions ! […] »

On avait crié bravo, on cria hurrah ! Du battement des mains on passa au trépignement. […]. Le rire des hommes fait quelquefois tout ce qu'il peut pour assassiner. Le rire était devenu une voie de fait. Les quolibets pleuvaient. […]

Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient les paroles de Gwynplaine. On n'y distinguait que ce mot : « Prenez garde ! »

Ralph, duc de Montagu, récemment sorti d'Oxford et ayant encore sa première moustache, descendit du banc des ducs où il siégeait dix-neuvième, et alla se poser les bras croisés en face de Gwynplaine. Il y a dans une lame l'endroit qui coupe le plus et dans une voix l'accent qui insulte le mieux. Montagu prit cet accent-là, et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria :

-« Qu'est-ce que tu dis ? »

-« Je prédis », répondit Gwynplaine.

Le rire fit explosion de nouveau. […]


Il y a toujours quelqu'un qui dit le mot où tout se résume. Lord Scarsdale traduisit en un cri l'impression de l'assemblée :

-« Qu'est-ce que ce monstre vient faire ici ? »

 Gwynplaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de convulsion suprême. Il les regarda tous fixement.

-« Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous. Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi ? De vous. De lui. De tout. Qu'est-ce que son rire ? Votre crime, et son supplice. Ce crime, il vous le jette à la face ; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire : Je pleure. »


Il s'arrêta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas. Il put croire à une certaine reprise d'attention. Il respira, et poursuivit :


-« Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais l'éternel ne ressemble point aux périssables ; étant l'absolu, il est le juste ; et Dieu hait ce que font les rois.

Ah ! vous me prenez pour une exception ! Je suis un symbole. O tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. J'incarne tout. Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au coeur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. Où s'était posé le doigt de Dieu, s'est appuyée la griffe du roi. Monstrueuse superposition. Évêques, pairs et princes, le peuple, c'est le souffrant profond qui rit à la surface.


Milords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. Aujourd'hui, vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre. Ce qui était pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion. Un craquement, et tout est dit. Il viendra une heure où une convulsion brisera votre oppression, où un rugissement répliquera à vos huées. Cette heure est déjà venue,-tu en étais, ô mon père !-cette heure de Dieu est venue, et s'est appelée République, on l'a chassée, elle reviendra. En attendant, souvenez-vous que la série des rois armés de l'épée est interrompue par Cromwell armé de la hache. Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés repoussent, les langues arrachées s'envolent, et deviennent des langues de feu éparses au vent des ténèbres, et hurlent dans l'infini ; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas s'entr'ouvre, l'ombre demande à devenir lumière, le damné discute l'élu, c'est le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin qui commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu'il y a dans ce rire, dont vous riez !


Londres est une fête perpétuelle. Soit. L'Angleterre est d'un bout à l'autre une acclamation. Oui. Mais écoutez : Tout ce que vous voyez, c'est moi. Vous avez des fêtes, c'est mon rire. Vous avez des joies publiques, c'est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des couronnements, c'est mon rire. Vous avez des naissances de princes, c'est mon rire. Vous avez au-dessus de vous le tonnerre, c'est mon rire. »

Le moyen de tenir à de telles choses ! le rire recommença, cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce cratère, la plus corrosive, c'est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Toutes les exécutions ne se font pas sur des échafauds, et les hommes, dès qu'ils sont réunis, qu'ils soient multitude ou assemblée, ont toujours au milieu d'eux un bourreau tout prêt, qui est le sarcasme. Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. L'allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille. Il était hochet et mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on se roulait. On battait du pied. […] On s'empoignait au rabat.

Gwynplaine, pâle, avait croisé les bras […]. C'était fini. Il ne pouvait plus maîtriser ni sa face qui le trahissait, ni son auditoire qui l'insultait.

Jamais l'éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au sublime, le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contre-sens entre ce qu'on semble et ce qu'on est, n'avait éclaté avec plus d'horreur. Jamais lueur plus sinistre n'avait éclairé la profonde nuit humaine. […]

Il fallut lever la séance. Le lord-chancelier, «attendu l'incident», ajourna la suite du vote au lendemain. La chambre se sépara. Les lords firent la révérence à la chaise royale et s'en allèrent. […]. Gwynplaine tout à coup eut une sorte de réveil. Il était seul. La salle était vide. Il n'avait pas même vu que la séance avait été levée. Tous les pairs avaient disparu.

Il n'y avait plus ça et là que quelques bas officiers de la chambre attendant pour mettre les housses et éteindre les lampes que «sa seigneurie» fût partie. Il mit machinalement son chapeau sur sa tête, sortit de son banc, et se dirigea vers la grande porte ouverte sur la galerie. Au moment où il franchit la coupure de la barre, un door-keeper le débarrassa de sa robe de pair. Il s'en aperçut à peine. Un instant après, il était dans la galerie.

Les hommes de service qui étaient là remarquèrent avec étonnement que ce lord était sorti sans saluer le trône.


   

Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869.

jeudi 21 novembre 2013

21 novembre 1831. Révolte des canuts à Lyon.

Dans un contexte de crise économique, le libéralisme politique ouvre la voix aux revendications sociales.


A Lyon, les chefs d'atelier et ouvriers de la soie, réclament un tarif officiel.

Les ouvriers s'opposent aux "soyeux", les fabricants, qui contrôlent le marché et fixent les prix. La concurrence avec l'Angleterre, où les machines ont remplacé la main d'œuvre, pèse également sur le secteur.

Le 25 octobre 1831, les ouvriers s'organisent et manifestent dans les communes de Lyon et des alentours dont la Croix-Rousse. Un tarif est finalement décidé par une courte majorité de soyeux mais le gouvernement conservateur de Paris désavoue cet accord le 17 novembre au nom du libéralisme économique.

Les canuts se sentent trahis et le 21 novembre, ils forcent tous les ateliers à cesser le travail. Des barricades se dressent. Des affrontements s'engagent avec la troupe et les premières victimes sont comptées. Des soldats fraternisent avec les ouvriers. Le lendemain, tous les quartiers de Lyon sont concernés et on compte plus de 600 morts dont 360 soldats.

Au mois de décembre, la ville est soumise à une occupation militaire. Le tarif est abrogé. Une nouvelle émeute éclatera en 1834: 129 militaires et 192 civils seront tués.

samedi 16 novembre 2013

Diderot. Deux extraits...

N'oublions pas Diderot, dont nous fêtons cette année les 300 ans, avec deux extraits.

Dans le premier, le philosophe donne la parole à un vieillard tahitien qui exhorte son peuple à se protéger des Européens. Diderot propose une réflexion sur le regard de l'autre, sur la tolérance, en prenant la défense des sociétés naturelles et de leurs mœurs qu’il oppose à la cruauté de la civilisation européenne. L’explorateur français, Bougainville, avait publié, en 1771, un récit du périple autour du monde qu’il avait réalisé. L’ouvrage connut un succès retentissant et alimenta les controverses philosophiques en plein siècle des Lumières. Diderot se sert, l'année suivante, des Tahitiens dans son  Supplément au voyage de Bougainville.

Revenons ensuite, A une heure, où l'on s'interroge sur nos institutions, sur un article de l'Encyclopédie, œuvre emblématique du siècle des Lumières et occupation majeure de Diderot. Dans cet article, "Autorité Politique", Diderot, athée, utilise Dieu pour remettre en cause la monarchie de droit divin et s'appuie sur la notion de contrat, de consentement, pour déterminer le pouvoir du Prince...


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C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. A l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit :

 Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent.

Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive ; nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est a nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ?
Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes ; Vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités !

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772




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Autorité politique

Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle ; mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé, ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont déféré l’autorité.
La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation1 et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu’ils secouent le joug2, ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité la défait alors : c’est la loi du plus fort.

Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature ; c’est lorsqu’elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis ; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l’était arrogée devenant alors prince cesse d’être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime utile à la société, avantageux à la république3, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ; car l’homme ne peut ni ne doit se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui il appartient tout entier. C’est Dieu dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature4, maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux ; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du créateur.

Denis Diderot, Encyclopédie, article « Autorité politique » (extrait).


1.        Pouvoir illégitime
2.        Se libérer
3.        L’Etat
4.        L’être humain
  

lundi 11 novembre 2013

A quoi sert une commémoration?


Aujourd'hui, 11 novembre 2013, marque la cérémonie de l'Armistice de la Première Guerre mondiale et le lancement des commémorations liées au centenaire de celle que l'on qualifie encore de « Grande Guerre ».


La cérémonie à la télévision…


Constatons que le traitement médiatique des commémorations s'appuie de plus en plus sur l'émotion quand l'Histoire et ses conséquences (oui la guerre de 1914 explique le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui) mériteraient l'usage de la raison.


Que retenir des images et des interventions des journalistes de cette matinée cérémonielle ? Les gros plans appuyés (comme si la caméra voulait faire couler les larmes) sur le joli visage de la jeune veuve d'un de nos soldats tombé au front récemment. Des micros tendus à des personnalités pour des questions dont la plus pertinente était: « Quel sens donner à cette cérémonie? », et la plus indécente adressée à la veuve citée plus haut «  Cette journée a-t-elle une résonnance particulière pour vous ?».


Les historiens assignés à l’exercice ne sont que des cautions pour donner un peu de crédit et une bonne conscience à la retransmission spectacle. Le téléspectateur se contente finalement des bases d'un manuel de collège. Il ne faut pas s'en plaindre, c'est déjà beaucoup. Il ne faut point ennuyer et voilà pourquoi on s’amuse quelque peu dans les propos sur le plateau.


Les commentateurs ne manquent pas de relever que François Hollande profite de l'occasion pour grandir une image qui en a bien besoin en ce moment. Les commémorations sont donc des moments médiatiques comme les autres.


La cérémonie dans la rue…


Des énergumènes profitent de l’occasion pour huer le président de la République et manifester leur mécontentement politique. En agissant de la sorte elles salissent la mémoire de millions de personnes et pas seulement celles des soldats.


Elles montrent avec frayeur que la communauté nationale n’existe quasiment plus. N’y aurait-il plus aucune cause commune, plus aucun consensus en notre pays ? Pas même pour l’hommage que l’on doit à des disparus ? Ne doit-on pas se révolter devant ce manque de respect flagrant qui, concernant d’autres populations du corps social, serait à n’en pas douter qualifié de comportement de racaille ? Comment expliquer ces attitudes ? La place de l’Histoire à l’école, le rôle affaibli de l’éducation en général, le traitement médiatique des commémorations évoqué plus haut, la parole des politiques dénuée de la moindre notion de consensus depuis des décennies, et bien sûr la bêtise sont des facteurs d’explications…


Le ministre de l’Intérieur choisit d’emblée de se porter sur le terrain politique et accuse une extrême droite qui ne manquera pas dès lors de nier son rôle et en profitera pour faire parler d’elle en un jour où cela n’aurait pas du être possible.


A quoi sert une commémoration ?


On a donc oublié, en France, que les commémorations servent d’abord à honorer la mémoire des morts de guerres principalement européennes que l’on juge aujourd’hui inconcevables. On a donc oublié que les commémorations servent ensuite à nous faire réfléchir sur les enseignements que l’on peut tirer de ces massacres du XXe siècle.


L'Histoire nous lance chaque jour des avertissements que l'on ignore superbement. Des voix s’appuyant sur les expériences du passé, sur le bon sens, sur la connaissance de la nature humaine s’élèvent parfois et il faudrait pouvoir les entendre en des journées de cérémonies comme celle du 11 novembre.


Les mots de Jean Jaurès en 1914, (voir notre lien sur notre page Facebook) dans ses derniers discours pour la paix, résonnent dans nos esprits d’une bien étrange façon.


Lisons également Victor Hugo en 1867 dans le climat diplomatique tendu d’avant l’affrontement avec la Prusse, origine des conflits du XXe siècle : « Cache tes drapeaux, guerre. Sinon, toi, misère, montre tes haillons. Et confrontons les déchirures. Celles-ci s’appellent Gloire ; celles là s’appellent famine, prostitution, ruine, peste. Ceci produit cela. Assez. Est-ce que vous attaquez, Allemands ? Est-ce nous ? A qui en veut-on ? Allemands, All men, vous êtes Tous-les-Hommes. Nous vous aimons. Nous sommes vos concitoyens dans la cité Philosophie, et vous êtes nos compatriotes dans la patrie Liberté. Nous sommes, nous Européens de Paris, la même famille que vous, Européens de Berlin et de Vienne. France veut dire Affranchissement. Germanie veut dire Fraternité. Se représente-t-on le premier mot de la formule démocratique faisant la guerre au dernier ? »


Hugo fut alors moqué, raillé, taxé d’angélisme, qualifié de « poète ». Quel dommage de n’accorder du crédit qu’a posteriori…


Lisons-le encore en 1871 lors du règlement du conflit qui voit la France amputée de deux régions : « L’Histoire dira quels ont été, dans l’affreux  traité de 1871, les juges de la France. Ils ont fait une paix pleine de guerre. Ah ! les infortunés ! A cette heure, ils règnent, ils sont princes, et se croient maîtres. Ils sont heureux de tout le bonheur que peut donner une tranquillité violente ; ils ont la gloire d’un immense sang répandu ; ils se pensent invulnérables, ils sont cuirassés de toute-puissance et de néant ; ils préparent, au milieu des fêtes, dans la splendeur de leur imbécilité souveraine, la dévastation de l’avenir. ».


La paix de 1871 porte en elle les germes de 1914. Les traités de paix après 1918 portent en eux les germes de 1939. Cela laisse songeur quant au temps qu’il a fallu aux européens pour tirer les enseignements de la mémoire historique.


Pour conclure, souvenons-nous des faits et des chiffres suivants.

Dans un train près de Compiègne, à 5h du matin, le 11 novembre 1918, les belligérants décident d'un arrêt des combats. Il doit prendre effet six heures plus tard c'est à dire à 11h du matin.

Le bilan de la guerre en chiffre:

-10 millions de morts (dont 1,4 millions de Français et 2 millions d'Allemands).

-16 millions de blessés ou d'invalides.

-Une baisse de la natalité évaluée à 50%

-3 millions d'hectares dévastés en France.

-La dette publique de la France est passée de 33,5 milliards de Francs-or en 1914 à 219 milliards en 1918.

Pour la dernière journée de la guerre, on compte encore près de 10000 tués. Les généraux, bien qu'au courant du cessez le feu du matin, ont encore ordonné des opérations militaires. Le dernier soldat français tombe à 10h45. Un soldat canadien et un soldat américain tombent dans les deux dernières minutes.

dimanche 10 novembre 2013

9-10 novembre 1938. La "nuit de Cristal"

Dans un régime totalitaire à l'idéologie raciste, les événements peuvent très vite prendre une tournure dramatique. 



Dès 1935, avec les lois antisémites de Nuremberg, proclamées au nom de la "pureté des races", les mariages mixtes sont interdits et retirent aux Juifs leur citoyenneté.  


En 1938, les mesures antisémites se succèdent en Allemagne.
14 juin: enregistrement des entreprises juives.
22 juillet: obligation d'une carte d'identité spéciale pour les juifs.
7 octobre: obligation de rendre son passeport.
L'assassinat du conseiller d'ambassade à Paris, Von Rath, donne le prétexte à un pogrom en Allemagne dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938.
Les nazis tuent 91 personnes, incendient 101 synagogues, pillent 7500 magasins. 35000 juifs sont emmenés dans des camps.
Les nazis imposent par la suite une amende de 1 milliard de marks à la communauté juive en dédommagement des troubles de cette nuit là.

vendredi 8 novembre 2013

Albert Camus, L'Homme Révolté.

Cinq minutes avec Albert Camus. Voici le début de la première partie de son essai intitulé L'homme révolté paru en 1951.

Qu'est-ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce "non"?


Il signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous allez trop loin", et encore "il y a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de la limite dans ce sentiment du révolté que l'autre "exagère", qu'il étend son droit au-delà de la frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est "en droit de...". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui "vaut la peine de...", qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre.

En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c'est ne désirer tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins d'une valeur?

Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte: la perception, soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut s'identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu'ici n'était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un coup ("puisque c'est ainsi..") dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte.

Mais on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur, et d'un "rien" qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu et salué- ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux.


Albert Camus, L’Homme Révolté, 1951



"Il y a une limite que vous ne dépasserez pas"
"Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face"