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vendredi 29 novembre 2013

Zola: Trois extraits...

Dix minutes avec Emile Zola qui au XIXe siècle est le témoin de la transformation d'une société en pleine Révolution Industrielle. Il décide par son projet littéraire des Rougon-Macquart de raconter l'histoire d'une famille sous le Second Empire. C'est le moyen de rendre compte des changements économiques et sociaux de sa génération. Nous proposons ici trois extraits, tirés de trois romans de la série des Rougon-Macquart; des extraits qui font étrangement écho avec notre quotidien. L'art du romancier, son talent, ne réside-t-il pas aussi, au delà de la notion de style, dans la capacité à saisir ce qui touche à l'universel?  Les trois extraits évoquent le commerce avec Au Bonheur des Dames, les revendications ouvrières avec Germinal, et les crises financières, avec L'Argent.




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Zola observe le développement du capitalisme. Ce développement s’incarne dans la transformation du commerce qui devient un commerce de masse. Octave Mouret, homme d’affaires inspiré ou opportuniste, crée et fait prospérer son magasin, « Au Bonheur des Dames », avec des techniques nouvelles.

Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on donnait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante !

La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d'annonces et d'affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d'été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l'étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d'échantillons, collés sur les feuilles. C'était un débordement d'étalages, le Bonheur des dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu'aux rideaux des théâtres.

Il professait que la femme est sans force contre la réclame, qu'elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l'analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait découvert qu'elle ne résistait pas au bon marché, qu'elle achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le cœur de la femme, il venait d'imaginer "les rendus", un chef-d'œuvre de séduction jésuitique. "Prenez toujours, madame : vous nous rendrez l'article, s'il cesse de vous plaire." Et la femme, qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était dans l'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur des dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d'applications. D'abord, on devait s'écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordant d'articles à vil prix ; si bien que le menu peuple s'amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n'étaient qu'à demi pleins. Ensuite, le long des galeries, il avait l'art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S'il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.


Emile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883.


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Etienne Lantier, le héros de Germinal, se fait embaucher par la Compagnie des Mines de Montsou dans le Nord de la France. Progressivement, il devient comme la conscience des mineurs en proie à la misère. Une violente grève éclate lorsque la Compagnie tente de diminuer la rétribution des mineurs. Toute réunion étant interdite, c’est dans les bois qu’Etienne harangue ses camarades alors que la grève dure depuis un mois.

Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un bras, il maintenait le vieux Bonnemort1, il l'étalait comme un drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine, mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie2, qui suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas effroyable ? un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du bétail dans les corons3, les grandes Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux. Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et l'on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la houille, les jambes enflées par l'eau des tailles4. Oui ! le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d'où il suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient ! On irait là-bas, on finirait bien par lui voir sa face aux clartés des incendies, on le noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair humaine !
 
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide, désignait l'ennemi, là-bas, il ne savait où, d'un bout à l'autre de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou l'entendirent et regardèrent du côté de Vandame5, pris d'inquiétude à l'idée de quelque éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s'élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair.
Lui, tout de suite, voulut conclure :
– Camarades, quelle est votre décision ?... Votez-vous la continuation de la grève ?
– Oui ! oui ! hurlèrent les voix.
– Et quelles mesures arrêtez-vous ?... Notre défaite est certaine, si des lâches descendent demain.
Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête :
– Mort aux lâches !
– Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée... Voici ce que nous pourrions faire : nous présenter aux fosses, ramener les traîtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous sommes tous d'accord et que nous mourrons plutôt que de céder.
– C'est cela, aux fosses ! aux fosses !

Emile Zola, Germinal, 1885.


1-       Un mineur de la famille Maheu, proche de la retraite, ainsi surnommé parce qu’il a échappé à 3 accidents dans la mine.

2-       Conseil d’Administration à Paris.

3-       Groupes de maisons construites pour les ouvriers.

4-       Parties de la veine de la houille creusée par le mineur

5-       Petite concession minière qui tente de résister aux empiétements de la grande Compagnie.


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Dans L’Argent, Zola raconte l’ascension et la chute de la banque de son personnage, Aristide Saccard. Le roman s’achève par un scandale financier énorme. L'effondrement boursier à la fin du roman annonce l'effondrement du régime du Second Empire.


Madame Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume, mettait derrière le monument comme une fumée d'incendie, une nuée d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion du jeu ravivée peu à peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau désastre. Mais cette fois, derrière cette fumée rousse de l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un craquement sourd, la fin prochaine d'un monde."



Emile Zola, L’Argent, 1891.

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