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vendredi 20 septembre 2013

Trop libre?

Réflexion sur la notion de liberté et sur le modèle de société que nous choisissons au nom de cette dernière... Extrait tiré d'un article du Journal norvégien Aftenposten du 29 août 2013.



La beauté de la molécule d’ADN est étonnante. Observer la double hélice, les spirales qui s’enroulent les unes autour des autres, les liaisons formées par les paires de bases, c’est découvrir la condition de toute vie.

L’ADN fait penser aux gènes, à notre génotype, et c’est à partir de cette association d’idées que je souhaite maintenant aborder la politique.

Bien que ce soit une simplification, nombre de mes compatriotes font le lien entre l’évolution presque inconcevable de notre pays vers la prospérité, l’amélioration de la qualité de vie durant les décennies de l’après-guerre et l’âge d’or du Parti travailliste norvégien [Det norske Arbeiderparti – initialement abrégé DnA, aujourd’hui AP]. Pour les générations de l’après-guerre, le parallèle DnA = DNA [ADN en norvégien] était donc porteur de sens. Dans son ouvrage Contre le vide moral : restaurons la social-démocratie, l’historien britannique Tony Judt dit n’avoir jamais observé de progrès plus flagrants que durant la période consensuelle de la social-démocratie.

Mais qui associerait aujourd’hui le Parti travailliste à l’ADN ? Il semblerait en effet que le “A” de “Arbeid” (travail, en français) de son sigle DnA ait été remplacé par le “B” de “Bank” [DNB est une grande banque norvégienne]. Autrefois, l’idée était de prendre un peu aux riches pour donner aux pauvres. Maintenant, tout le monde doit devenir riche. Notre génotype moral a donc changé. Aux efforts collectifs en faveur d’une répartition équitable des richesses s’est substituée la course individuelle au gain financier.

Cette critique ne s’adresse pas uniquement au Parti travailliste. Les efforts politiques des pays nordiques après la guerre avaient ceci d’admirable qu’ils visaient à trouver une alternative au socialisme et au capitalisme, une sorte de troisième voie. Aujourd’hui, cette quête semble avoir été abandonnée. La mentalité DNB a pris le dessus. Il n’y a pas si longtemps, il nous paraissait évident que les activités fondamentales de la société (éducation, services de santé, soins aux personnes âgées, transports en commun, recherche, infrastructures) aient pour but tout autre chose que le gain financier.

Nous ne voyons pas que nous sommes en train de dilapider notre patrimoine – la foi dans les principes moraux que sont l’égalité, la justice, la solidarité – et de lui substituer la seule notion de liberté. Et, comme nous n’avons plus de débat idéologique, il n’y a plus grand monde pour comprendre que ce sont deux modèles de société différents. Car plus de liberté implique désormais toujours moins d’égalité et creuse les différences entre les individus. Ce qui me manque le plus, c’est de pouvoir régler son compte au dogme “plus de croissance”, à l’idée selon laquelle la croissance peut se poursuivre à l’infini, le plus important pour une nation étant de réaliser un bénéfice élevé. La société norvégienne s’est transformée en entreprise : Norge AS [Norvège SA]. Mais nous sommes devenus riches, tellement riches que nous en sommes presque anesthésiés ! Le reste du monde n’existe pas.

Il est ainsi symptomatique de voir le peu d’intérêt que porte la campagne électorale [des législatives du 9 septembre] à la politique internationale et à l’état de la planète. Nous blâmons les pays où les riches se sont construit des enclaves pour en exclure d’autres individus, plus pauvres, sans voir que c’est ce que nous faisons, nous aussi. La Norvège est en train de devenir une telle enclave. Bientôt, il ne nous manquera plus qu’un haut mur le long de la frontière, avec des tessons de verre dessus. C’est le pétrole, cette aubaine fabuleuse, qui nous a rendus si prospères, si gâtés.

Presque chaque jour, nous lisons dans la presse que le dérèglement climatique exige une nouvelle économie. Une chose est sûre : la Norvège ne se battra pas pour cette cause. Nos dirigeants se contentent de mesures symboliques et d’une taxe carbone qui ne diminue d’aucune manière le rythme d’extraction. Certes, les responsables politiques évoquent leur obligation d’œuvrer pour une économie sans CO2, mais, en coulisses, ils s’efforcent de trouver et d’exploiter les derniers gisements de gaz et de pétrole. Et la majorité des Norvégiens les soutient. Qui souhaite vraiment une convention internationale contraignante sur le climat qui freinerait le développement de la production pétrolière norvégienne ?

Qui soutient une évolution susceptible de faire diminuer le prix du pétrole, au risque de provoquer un déclin de l’économie nationale, un chômage élevé et une baisse de la prospérité ? Notre richesse fondée sur le pétrole est extrêmement vulnérable, aussi essayons-nous d’occulter le dilemme moral qu’elle implique, même si nous sommes conscients des répercussions négatives de la production d’hydrocarbures. Pourquoi n’envisageons-nous pas une politique prônant un changement radical de système ? Parce que nous voulons toujours plus. Parce que ce n’est pas l’ADN qui dirige le pays mais, au sens figuré, la DNB.

Jan Kjærstad*

Note :* Né en 1953, il a étudié la théologie et publié son premier livre en 1980. Son œuvre la plus connue (non traduite en français) est la trilogie de Jonas Wergeland : Forføreren (Le séducteur, 1993), Erobreren (Le conquérant, 1996) et Oppdageren (L’explorateur, 1999).
Article cité dans le Courrier International n°1193. http://www.courrierinternational.com





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