Google+ Article deux: Hugo, Dernier jour d'un condamné. Préface.

jeudi 1 mai 2014

Hugo, Dernier jour d'un condamné. Préface.

En 1829, Victor Hugo publie un ouvrage intitulé Le dernier jour d'un condamné. Ce récit se présente comme le journal d'un homme dans l'attente de son exécution. Le passage suivant est un extrait de la préface ajoutée en 1832 par l'auteur lors d'une nouvelle édition.


Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D'abord, - parce qu’il importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui et qui pourrait lui nuire encore. – S’il ne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ? Vous objectez qu’on peut s'échapper d'une prison ? faites mieux votre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux de fer, comment osez-vous avoir des ménageries[1] ? Pas de bourreau où le geôlier[2] suffit.


Mais, reprend-on, - il faut que la société se venge, que la société punisse. - Ni l’un, ni l’autre. Se venger est de l’individu, punir est de Dieu. La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grand et de si petit ne lui sied[3]. Elle ne doit pas « punir pour se venger » ; elle doit corriger pour améliorer. Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nous y adhérons.


Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l’exemple. - Il faut faire des exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter ! Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cinq cents parquets[4] de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu'il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu[5]. Les preuves abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu'il est le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n’a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. À Saint-Pol, immédiatement après l’exécution d’un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue danser autour de l°échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardi gras vous rit au nez.


Que si, malgré l’expérience, vous tenez à votre théorie routinière de l'exemple, alors rendez-nous le seizième siècle, soyez vraiment formidables, rendez-nous la variété des supplices, rendez-nous Farinacci[6], rendez-nous les tourmenteurs-jurés, rendez-nous le gibet[7], la roue[8], le bûcher, l'estrapade[9], l’essorillement[10], l’écartèlement[11], la fosse à enfouir vif, la cuve à bouillir vif ; rendez-nous, dans tous les carrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi les autres, le hideux étal[12] du bourreau, sans cesse garni de chair fraîche. Rendez-nous Montfaucon[13], ses seize piliers de pierre, ses brutes assises, ses caves à ossements, ses poutres, ses crocs, ses chaînes, ses brochettes de squelettes, son éminence de plâtre tachetée de corbeaux, ses potences succursales[14], et l'odeur du cadavre que par le vent du nord-est il répand à larges bouffées sur tout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa permanence[15] et dans sa puissance ce gigantesque appentis[16] du bourreau de Paris. A la bonne heure ! Voilà de l'exemple en grand. Voilà de la peine de mort bien comprise. Voilà un système de supplices qui a quelque proportion. Voilà qui est horrible, mais qui est terrible.


Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre, pays de commerce, on prend un contrebandier sur la côte de Douvres, on le pend pour l'exemple, pour l'exemple on le laisse accroché au gibet ; mais, comme les intempéries de l'air pourraient détériorer le cadavre, on l'enveloppe soigneusement d'une toile enduite de goudron, afin d'avoir à le renouveler moins souvent. ô terre d'économie ! goudronner les pendus !


Cela pourtant a encore quelque logique. C'est la façon la plus humaine de comprendre la théorie de l'exemple.


Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez[17] misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs ? En Grève[18], en plein jour, passe encore ; mais à la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures du matin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui va là ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là ? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple là ? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment.


Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois[19] ? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votre œuvre ? Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti[20]? Qu'au fond vous êtes ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d'avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites ? Ne sentez-vous pas au fond du cœur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu'eux la tête sur votre oreiller ? D'autres avant vous ont ordonné des exécutions capitales, mais ils s'estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge ; Élie de Thorrette se croyait un juge ; Laubardemont, La Reynie et Laffemas[21] eux-mêmes se croyaient des juges ; vous, dans votre for intérieur[22], vous n'êtes pas bien sûrs de ne pas être des assassins !


Victor Hugo, Le dernier jour d'un condamné, Préface, 1832



[1] Lieu où sont rassemblés les animaux rares, exotiques pour l'étude ou la présentation au public

[2] Personne qui garde les prisonniers. La geôle est une prison, un cachot

[3] Ne lui convient pas. Du verbe Seoir, convenir

[4] Anciennement la partie d'une salle de justice où se tenaient les juges ou les avocats. Par extension, lieu où l’on rend la justice. Groupe de magistrats chargés de l’application de la loi au nom de la société

[5] Force avec laquelle l'homme tend au bien. Force morale appliquée à suivre la règle, la loi morale définie par la religion et la société.

[6] Magistrat italien du XVIème siècle connu pour sa sévérité dans l’application des peines.

[7] Potence où l'on exécute les condamnés à la pendaison

[8] Supplice qui consistait à attacher le criminel sur une roue après lui avoir rompu les membres. (Rouer de coups)

[9] Supplice qui consistait à suspendre le condamné au sommet d’une potence par une corde qu’on laissait se dérouler brusquement jusqu’à ce qu'il fût près du sol

[10] Couper les oreilles

[11] Déchirer en quatre un condamné en faisant tirer ses membres par quatre chevaux.

[12] Table où l’on expose les marchandises

[13] Principal gibet des rois de France au Nord-Est de Paris. On y laissait pourrir les corps des condamnés. Ce gibet sur plusieurs niveaux pouvait contenir jusqu’à une cinquantaine de condamnés. Les dernières exécutions dateraient de 1629.

[14] Annexes, supplémentaires

[15] Continuité, stabilité

[16] Remise

[17] « Retirer la gorge ». Décapiter

[18] Place de Grève. Place du centre de Paris (aujourd'hui place de l”Hôtel de Ville) où se déroulaient les exécutions

[19] En se cachant. A la dérobée. Avec dissimulation

[20] Début d’une citation tirée de l’Enéide de Virgile : « Discite justitiam moniti et non temnere divos ». Apprenez à connaître la justice et à ne pas mépriser les Dieux

[21] Magistrats du XVIIème siècle

[22] Conscience

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