15 minutes avec Victor Hugo. Un condensé du grand écrivain, avec un extrait de son roman intitulé L'homme qui rit paru en 1869: le grotesque et le sublime, l'art du discours, l'esprit romantique et romanesque, la question sociale et politique...
Au XVIIe
siècle, en Angleterre, Gwynplaine est L’homme
qui rit. Fils d’un Lord proscrit pour
être resté fidèle à Cromwell et à la République, il a été, à la mort de son
père et de sa mère, déchu de ses titres et vendu à des saltimbanques par le
Roi. Ces derniers l’ont défiguré pour en faire un phénomène de foire : son
visage est figé dans un éternel rire. Abandonné, il est plus tard recueilli par
Ursus, « un philosophe » errant qui l’élève, l’éduque et en fait un
acteur itinérant. A la fin du roman, Gwynplaine retrouve son titre et son
véritable nom : Lord Fermain Clancharlie. Il assiste donc à sa première
réunion de la Chambre des Lords. Ce soir-là, les Lords d’Angleterre doivent
décider de l’augmentation de la rente du mari de la Reine. Ils doivent l’un
après l’autre donner leur avis à haute voix. Les premiers Lords viennent
d’accepter en déclarant : « Content ». Le clerc appelle alors le
Lord rétabli dans ses droits, encore bateleur la veille.
Tandis que lord Barnard se rasseyait, le clerc, qui lisait de
routine, eut quelque hésitation. Il raffermit ses lunettes et se pencha sur le
registre avec un redoublement d'attention, puis, redressant la tête, il dit :
-« Milord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et
Hunkerville ».
Gwynplaine se leva :
-« Non content », dit-il.
Toutes les têtes se tournèrent. Gwynplaine était debout.[..]
Gwynplaine avait fait sur lui cet effort qui, on s'en souvient, lui était, à la
rigueur, possible. Par une concentration de volonté égale à celle qu'il
faudrait pour dompter un tigre, il avait réussi à ramener pour un moment au
sérieux le fatal rictus de son visage. Pour l'instant, il ne riait pas. Cela ne
pouvait durer longtemps […]
Un vieillard vénéré de toute la chambre, qui avait vu beaucoup
d'hommes et beaucoup de choses, et qui était désigné pour être duc, Thomas, comte
de Warton, se leva effrayé.
-« Qu'est-ce que cela veut dire ? cria-t-il. Qui a
introduit cet homme dans la chambre ? Qu'on mette cet homme dehors ».
Et apostrophant Gwynplaine avec hauteur :
-« Qui êtes-vous ? d'où sortez-vous ? »
Gwynplaine répondit :
-« Du gouffre ».
Et, croisant les bras, il regarda les lords.
-« Qui je suis ? je suis la misère. Milords, j'ai à vous
parler ».
II y eut un frisson, et un silence. Gwynplaine continua.
-« Milords, vous êtes en haut. C'est bien. Il faut croire que
Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le
soleil immobile à votre zénith, l'autorité sans borne, la jouissance sans
partage, l'immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous
quelque chose. Au-dessus peut-être. Milords, je viens vous apprendre une
nouvelle. Le genre humain existe ». […]
Lui cependant, crispé et surhumain, réussissait à maintenir sur
son visage la contraction sévère et lugubre, sous laquelle se cabrait le
rictus, comme un cheval sauvage prêt à s'échapper. Il reprit :
-« Je suis celui qui vient des profondeurs. Milords, vous
êtes les grands et les riches. C'est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais
prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut être
vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour
irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ?
Le soleil, c'est le droit. Vous, vous êtes le privilège.
Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. Quel
est le père du privilège ? le hasard. Et quel est son fils ? l'abus. Ni le
hasard ni l'abus ne sont solides. Ils ont l'un et l'autre un mauvais lendemain.
Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du
malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres.
Milords, je suis l'avocat désespéré, et je plaide la cause perdue.
Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu'une voix. Le genre
humain est une bouche, et j'en suis le cri. Vous m'entendrez. Je viens ouvrir
devant vous, pairs d'Angleterre, les grandes assises du peuple, ce souverain,
qui est le patient, ce condamné, qui est le juge.
Je plie sous ce que j'ai à dire. Par où commencer ? Je ne
sais. J'ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme
plaidoirie éparse. Qu'en faire maintenant ? elle m'accable, et je la jette
pêle-mêle devant moi. Avais-je prévu ceci ? non. Vous êtes étonnés, moi
aussi. Hier j'étais un bateleur, aujourd'hui je suis un lord. Jeux profonds. De
qui ? de l'inconnu. Tremblons tous.
Milords, tout l'azur est de votre côté. De cet immense univers,
vous ne voyez que la fête ; sachez qu'il y a de l'ombre. Parmi vous je
m'appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre,
Gwynplaine. Je suis un misérable taillé dans l'étoffe des grands par un roi,
dont ce fut le bon plaisir. Voilà mon histoire. Plusieurs d'entre vous ont
connu mon père, je ne l'ai pas connu. C'est par son côté féodal qu'il vous
touche, et moi je lui adhère par son côté proscrit. Ce que Dieu a fait est
bien. J'ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? pour que j'en visse le
fond. Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce
que je sais.
Vous m'entendrez, milords. J'ai éprouvé. J'ai vu. La souffrance,
non, ce n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j'y ai
grandi ; l'hiver, j'y ai grelotté ; la famine, j'en ai goûté ;
le mépris, je l'ai subi ; la peste, je l'ai eue ; la honte, je l'ai
bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les misères éclaboussera
vos pieds et flamboiera. J'ai hésité avant de me laisser amener à cette place
où je suis, car j'ai ailleurs d'autres devoirs. Et ce n'est pas ici qu'est mon
coeur. Ce qui s'est passé en moi ne vous regarde pas ; quand l'homme que
vous nommez l'huissier de la verge noire est venu me chercher de la part de la
femme que vous nommez la reine, j'ai eu un moment l'idée de refuser. Mais il
m'a semblé que l'obscure main de Dieu me poussait de ce côté, et j'ai obéi.
J'ai senti qu'il fallait que je vinsse parmi vous. Pourquoi ? à cause de
mes haillons d'hier. C'est pour prendre la parole parmi les rassasiés que Dieu
m'avait mêlé aux affamés.
Oh ! ayez pitié ! Oh ! ce fatal monde dont vous
croyez être, vous ne le connaissez point ; si haut, vous êtes dehors ;
je vous dirai moi, ce que c'est. De l'expérience, j'en ai. J'arrive de dessous
la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. O ! vous les maîtres, ce
que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ?
Non. Ah ! tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempête, tout petit,
abandonné, orphelin, seul dans la création démesurée, j'ai fait mon entrée dans
cette obscurité que vous appelez la société. La première chose que j'ai vue,
c'est la loi, sous la forme d'un gibet ; la deuxième, c'est la richesse,
c'est votre richesse, sous la forme d'une femme morte de froid et de faim ;
la troisième, c'est l'avenir, sous la forme d'un enfant agonisant ; la
quatrième, c'est le bon, le vrai, et le juste, sous la figure d'un vagabond
n'ayant pour compagnon et pour ami qu'un loup. »
En ce moment, Gwynplaine, pris d'une émotion poignante, sentit lui
monter à la gorge les sanglots. Ce qui fit, chose sinistre, qu'il éclata de
rire.
La contagion fut immédiate. Il y avait sur l'assemblée un
nuage ; il pouvait crever en épouvante ; il creva en joie. Le rire,
cette démence épanouie, prit toute la chambre. Les cénacles d'hommes souverains
ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur sérieux.
Un rire de rois ressemble à un rire de dieux ; cela a toujours une pointe cruelle.
Les lords se mirent à jouer. Le ricanement aiguisa le rire. On battit des mains
autour de celui qui parlait, et on l'outragea. Un pêle-mêle d'interjections
joyeuses l'assaillit, grêle gaie et meurtrissante.
-« Bravo, Gwynplaine !-Bravo, l'Homme qui Rit !-[…]
Tu viens nous donner une représentation. C'est bon ! bavarde !-En voilà un qui
m'amuse !-Mais rit-il bien, cet animal-là !-Bonjour, pantin !-Salut à
lord Clown ![…] »
-« Alors, cria [Gwynplaine], vous insultez la misère.
Silence, pairs d'Angleterre ! juges, écoutez la plaidoirie. Oh ! je
vous en conjure, ayez pitié ! Pitié pour qui ? Pitié pour vous. Qui
est en danger ? C'est vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous êtes
dans une balance et qu'il y a dans un plateau votre puissance et dans l'autre
votre responsabilité ? Dieu vous pèse. Oh ! ne riez pas. Méditez.
Cette oscillation de la balance de Dieu, c'est le tremblement de la conscience
Vous n'êtes pas méchants. Vous êtes des hommes comme les autres,
ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et
regardez frissonner dans la fièvre votre divinité. Nous nous valons tous. Je
m'adresse aux esprits honnêtes, il y en a ici ; je m'adresse aux intelligences
élevées, il y en a ; je m'adresse aux âmes généreuses, il y en a. Vous
êtes pères, fils et frères, donc vous êtes souvent attendris. Celui de vous qui
a regardé ce matin le réveil de son petit enfant est bon. Les cœurs sont les
mêmes. L'humanité n'est pas autre chose qu'un cœur. Entre ceux qui oppriment et
ceux qui sont opprimés, il n'y a de différence que l'endroit où ils sont
situés. Vos pieds marchent sur des têtes, ce n'est pas votre faute. C'est la
faute de la Babel sociale. Construction manquée, toute en surplombs. Un étage
accable l'autre.
Écoutez-moi, je vais vous dire. Oh ! puisque vous êtes
puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si
vous saviez ce que j'ai vu ! Hélas ! en bas, quel tourment ! Le
genre humain est au cachot. Que de damnés, qui sont des innocents ! Le
jour manque, l'air manque, la vertu manque ; on n'espère pas ; et, ce
qui est redoutable, on attend.
Rendez-vous compte de ces détresses. Il y a des êtres qui vivent
dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent à huit ans par la
prostitution et qui finissent à vingt ans par la vieillesse. Quant aux
sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je
ne choisis pas. Je dis ce qui me vient à l'esprit. Pas plus tard qu'hier, moi
qui suis ici, j'ai vu un homme enchaîné et nu, avec des pierres sur le ventre,
expirer dans la torture. Savez-vous cela ? non. Si vous saviez ce qui se
passe, aucun de vous n'oserait être heureux. Qui est-ce qui est allé à
Newcastle-on-Tyne ? Il y a dans les mines des hommes qui mâchent du
charbon pour s'emplir l'estomac et tromper la faim. Tenez, dans le comté de
Lancastre, Ribblechester, à force d'indigence, de ville est devenue village. Je
ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille
guinées de plus. J'aimerais mieux recevoir à l'hôpital l'indigent malade sans
lui faire payer d'avance son enterrement. En Caernarvon, à Traith-maur comme à
Traith-bichan, l'épuisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut
dessécher le marais, faute d'argent. Les fabriques de draperie sont fermées
dans tout le Lancashire. Chômage partout. Savez-vous que les pêcheurs de hareng
de Harlech mangent de l'herbe quand la pèche manque ? Savez-vous qu'à
Burton-Lazers il y a encore des lépreux traqués, et auxquels on tire des coups
de fusil s'ils sortent de leurs tanières ? A Ailesbury, ville dont un de
vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge en Coventry, dont
vous venez de doter la cathédrale et d'enrichir l'évêque, on n'a pas de lits
dans les cabanes, et l'on creuse des trous dans la terre pour y coucher les
petits enfants, de sorte qu'au lieu de commencer par le berceau, ils commencent
par la tombe.
J'ai vu ces choses-là. Milords, les impôts que vous votez,
savez-vous qui les paie ? Ceux qui expirent. Hélas ! vous vous
trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour
augmenter la richesse du riche. C'est le contraire qu'il faudrait faire. Quoi,
prendre au travailleur pour donner à l'oisif, prendre au déguenillé pour donner
au repu, prendre à l'indigent pour donner au prince ! […].
Grâce pour les pauvres ! Vous alourdissez l'impôt au profit
du trône. Prenez garde aux lois que vous décrétez. Prenez garde au
fourmillement douloureux que vous écrasez. Baissez les yeux. Regardez à vos pieds.
O grands, il y a des petits ! ayez pitié. Oui ! pitié de vous !
car les multitudes agonisent, et le bas en mourant fait mourir le haut. La mort
est une cessation qui n'excepte aucun membre. Quand la nuit vient, personne ne
garde son coin de jour. Etes-vous égoïstes ? sauvez les autres. La
perdition du navire n'est indifférente à aucun passager. Il n'y a pas naufrage
de ceux-ci sans qu'il y ait engloutissement de ceux-là. Oh ! sachez-le, l'abîme
est pour tous. »
Le rire redoubla, irrésistible. Du reste, pour égayer une
assemblée, il suffisait de ce que ces paroles avaient d'extravagant. Être
comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance plus humiliante,
pas de colère plus profonde. Gwynplaine avait cela en lui. Ses paroles
voulaient agir dans un sens, son visage agissait dans l'autre ; situation
affreuse. Sa voix eut tout à coup des éclats stridents.
« -Ils sont joyeux, ces hommes ! C'est bon. L'ironie
fait face à l'agonie. Le ricanement outrage le râle. Ils sont tout-puissants !
C'est possible. Soit. On verra. Ah ! je suis un des leurs. Je suis aussi
un des vôtres, ô vous les pauvres ! Un roi m'a vendu, un pauvre m'a
recueilli. Qui m'a mutilé ? Un prince. Qui m'a guéri et nourri ? Un
meurt-de-faim. Je suis lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux
grands, et j'appartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et avec
ceux qui souffrent.
Ah ! cette société est fausse. Un jour viendra la société
vraie. Alors il n'y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il
n'y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l'avenir. Plus de
prosternement, plus de bassesse, plus d'ignorance, plus d'hommes bêtes de
somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumière ! En
attendant, me voici. J'ai un droit, j'en use. Est-ce un droit ? Non, si
j'en use pour moi. Oui, si j'en use pour tous. Je parlerai aux lords, en étant
un. O mes frères d'en bas, je leur dirai votre dénûment. Je me dresserai avec
la poignée des haillons du peuple dans la main, et je secouerai sur les maîtres
la misère des esclaves, et ils ne pourront plus, eux les favorisés et les
arrogants, se débarrasser du souvenir des infortunés, et se délivrer, eux les
princes, de la cuisson des pauvres, et tant pis si c'est de la vermine, et tant
mieux si elle tombe sur des lions ! […] »
On avait crié bravo, on cria hurrah ! Du battement des mains
on passa au trépignement. […]. Le rire des hommes fait quelquefois tout ce
qu'il peut pour assassiner. Le rire était devenu une voie de fait. Les
quolibets pleuvaient. […]
Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient les
paroles de Gwynplaine. On n'y distinguait que ce mot : « Prenez
garde ! »
Ralph, duc de Montagu, récemment sorti d'Oxford et ayant encore sa
première moustache, descendit du banc des ducs où il siégeait dix-neuvième, et
alla se poser les bras croisés en face de Gwynplaine. Il y a dans une lame
l'endroit qui coupe le plus et dans une voix l'accent qui insulte le mieux.
Montagu prit cet accent-là, et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria :
-« Qu'est-ce que tu dis ? »
-« Je prédis », répondit Gwynplaine.
Le rire fit explosion de nouveau. […]
Il y a toujours quelqu'un qui dit le mot où tout se résume. Lord Scarsdale
traduisit en un cri l'impression de l'assemblée :
-« Qu'est-ce que ce monstre vient faire ici ? »
-« Ce que je viens faire ici ? Je viens être terrible.
Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une
exception ? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous. Vous êtes
la chimère, et je suis la réalité. Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme
qui Rit. Qui rit de quoi ? De vous. De lui. De tout. Qu'est-ce que son
rire ? Votre crime, et son supplice. Ce crime, il vous le jette à la
face ; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut
dire : Je pleure. »
Il s'arrêta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas. Il
put croire à une certaine reprise d'attention. Il respira, et poursuivit :
-« Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis.
Ce rire exprime la désolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence
contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un
rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais
l'éternel ne ressemble point aux périssables ; étant l'absolu, il est le
juste ; et Dieu hait ce que font les rois.
Ah ! vous me prenez pour une exception ! Je suis un
symbole. O tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. J'incarne
tout. Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est
un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit,
la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les
narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au coeur un cloaque de
colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. Où s'était posé
le doigt de Dieu, s'est appuyée la griffe du roi. Monstrueuse superposition.
Évêques, pairs et princes, le peuple, c'est le souffrant profond qui rit à la
surface.
Milords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. Aujourd'hui, vous
l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre. Ce
qui était pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion. Un
craquement, et tout est dit. Il viendra une heure où une convulsion brisera
votre oppression, où un rugissement répliquera à vos huées. Cette heure est
déjà venue,-tu en étais, ô mon père !-cette heure de Dieu est venue, et s'est
appelée République, on l'a chassée, elle reviendra. En attendant, souvenez-vous
que la série des rois armés de l'épée est interrompue par Cromwell armé de la
hache. Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupés
repoussent, les langues arrachées s'envolent, et deviennent des langues de feu
éparses au vent des ténèbres, et hurlent dans l'infini ; ceux qui ont faim
montrent leurs dents oisives, les paradis bâtis sur les enfers chancellent, on
souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en
bas s'entr'ouvre, l'ombre demande à devenir lumière, le damné discute l'élu, c'est
le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin qui
commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voilà ce qu'il y a dans
ce rire, dont vous riez !
Londres est une fête perpétuelle. Soit. L'Angleterre est d'un bout
à l'autre une acclamation. Oui. Mais écoutez : Tout ce que vous voyez,
c'est moi. Vous avez des fêtes, c'est mon rire. Vous avez des joies publiques,
c'est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des couronnements, c'est
mon rire. Vous avez des naissances de princes, c'est mon rire. Vous avez
au-dessus de vous le tonnerre, c'est mon rire. »
Le moyen de tenir à de telles choses ! le rire recommença,
cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce
cratère, la plus corrosive, c'est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune
foule ne résiste à cette contagion. Toutes les exécutions ne se font pas sur
des échafauds, et les hommes, dès qu'ils sont réunis, qu'ils soient multitude
ou assemblée, ont toujours au milieu d'eux un bourreau tout prêt, qui est le sarcasme.
Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice,
Gwynplaine le subissait. L'allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille.
Il était hochet et mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait
bis, on se roulait. On battait du pied. […] On s'empoignait au rabat.
Gwynplaine, pâle, avait croisé les bras […]. C'était fini. Il
ne pouvait plus maîtriser ni sa face qui le trahissait, ni son auditoire qui
l'insultait.
Jamais l'éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au sublime,
le rire répercutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contre-sens
entre ce qu'on semble et ce qu'on est, n'avait éclaté avec plus d'horreur.
Jamais lueur plus sinistre n'avait éclairé la profonde nuit humaine. […]
Il fallut lever la séance. Le lord-chancelier, «attendu
l'incident», ajourna la suite du vote au lendemain. La chambre se sépara. Les
lords firent la révérence à la chaise royale et s'en allèrent. […]. Gwynplaine
tout à coup eut une sorte de réveil. Il était seul. La salle était vide. Il
n'avait pas même vu que la séance avait été levée. Tous les pairs avaient
disparu.
Il n'y avait plus ça et là que quelques bas officiers de la
chambre attendant pour mettre les housses et éteindre les lampes que «sa
seigneurie» fût partie. Il mit machinalement son chapeau sur sa tête, sortit de
son banc, et se dirigea vers la grande porte ouverte sur la galerie. Au moment
où il franchit la coupure de la barre, un door-keeper le débarrassa de sa robe
de pair. Il s'en aperçut à peine. Un instant après, il était dans la galerie.
Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire