Dix minutes avec Emile Zola qui au XIXe siècle est le témoin de la transformation d'une société en pleine Révolution Industrielle. Il décide par son projet littéraire des Rougon-Macquart de raconter l'histoire d'une famille sous le Second Empire. C'est le moyen de rendre compte des changements économiques et sociaux de sa génération. Nous proposons ici trois extraits, tirés de trois romans de la série des Rougon-Macquart; des extraits qui font étrangement écho avec notre quotidien. L'art du romancier, son talent, ne réside-t-il pas aussi, au delà de la notion de style, dans la capacité à saisir ce qui touche à l'universel? Les trois extraits évoquent le commerce avec Au Bonheur des Dames, les revendications ouvrières avec Germinal, et les crises financières, avec L'Argent.
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Zola observe le
développement du capitalisme. Ce développement s’incarne dans la transformation
du commerce qui devient un commerce de masse. Octave Mouret, homme d’affaires
inspiré ou opportuniste, crée et fait prospérer son magasin, « Au Bonheur
des Dames », avec des techniques nouvelles.
Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait
reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci.
C'était toute sa tactique, la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses
désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la
recherche de trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages
aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés de
velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on donnait gratuitement des
sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie monumentale,
décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des expositions
de tableaux. Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans
coquetterie, de conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune
force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons
et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant aux bébés des images
et des ballons. Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à
chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en
grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en
l'air, promenaient par les rues une réclame vivante !
La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait
à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d'annonces et
d'affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d'été, il avait lancé deux
cent mille catalogues, dont cinquante mille à l'étranger, traduits dans toutes
les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les
accompagnait même d'échantillons, collés sur les feuilles. C'était un
débordement d'étalages, le Bonheur des dames sautait aux yeux du monde
entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu'aux rideaux des
théâtres.
Il professait que la femme est sans force contre la réclame,
qu'elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui tendait des
pièges plus savants, il l'analysait en grand moraliste. Ainsi, il avait
découvert qu'elle ne résistait pas au bon marché, qu'elle achetait sans besoin,
quand elle croyait conclure une affaire avantageuse ; et, sur cette
observation, il basait son système des diminutions de prix, il baissait
progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à perte, fidèle
au principe du renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré
plus avant encore dans le cœur de la femme, il venait d'imaginer "les rendus",
un chef-d'œuvre de séduction jésuitique. "Prenez toujours, madame :
vous nous rendrez l'article, s'il cesse de vous plaire." Et la femme, qui
résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une
folie : elle prenait la conscience en règle. Maintenant, les rendus et la
baisse des prix entraient dans le fonctionnement classique du nouveau commerce.
Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était
dans l'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheur
des dames ne devait rester désert ; partout, il exigeait du bruit, de
la foule, de la vie ; car la vie, disait-il, attire la vie, enfante et
pullule. De cette loi, il tirait toutes sortes d'applications. D'abord, on
devait s'écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une
émeute ; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les
soldes, des casiers et des corbeilles débordant d'articles à vil prix ; si
bien que le menu peuple s'amassait, barrait le seuil, faisait penser que les
magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n'étaient qu'à demi pleins.
Ensuite, le long des galeries, il avait l'art de dissimuler les rayons qui
chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver ; il
les entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait
encore imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des
meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont la présence
au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S'il en avait
découvert le moyen, il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.
Emile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883.
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Etienne Lantier, le
héros de Germinal, se fait embaucher par la Compagnie des
Mines de Montsou dans le Nord de la France. Progressivement, il devient comme
la conscience des mineurs en proie à la misère. Une violente grève éclate
lorsque la Compagnie tente de diminuer la rétribution des mineurs. Toute
réunion étant interdite, c’est dans les bois qu’Etienne harangue ses camarades
alors que la grève dure depuis un mois.
Il fut terrible, jamais il n'avait parlé si violemment. D'un
bras, il maintenait le vieux Bonnemort1, il l'étalait comme un
drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En phrases rapides, il
remontait au premier Maheu, il montrait toute cette famille usée à la mine,
mangée par la Compagnie, plus affamée après cent ans de travail ; et,
devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie2, qui
suaient l'argent, toute la bande des actionnaires entretenus comme des filles
depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de leur corps. N'était-ce pas
effroyable ? un peuple d'hommes crevant au fond de père en fils, pour
qu'on paie des pots-de-vin à des ministres, pour que des générations de grands
seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou s'engraissent au coin de leur
feu ! Il avait étudié les maladies des mineurs, il les faisait défiler
toutes, avec des détails effrayants : l'anémie, les scrofules, la
bronchite noire, l'asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces
misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les parquait ainsi que du
bétail dans les corons3, les grandes Compagnies les absorbaient peu
à peu, réglementant l'esclavage, menaçant d'enrégimenter tous les travailleurs
d'une nation, des millions de bras, pour la fortune d'un millier de paresseux.
Mais le mineur n'était plus l'ignorant, la brute écrasée dans les entrailles du
sol. Une armée poussait des profondeurs des fosses, une moisson de citoyens
dont la semence germait et ferait éclater la terre, un jour de grand soleil. Et
l'on saurait alors si, après quarante années de service, on oserait offrir cent
cinquante francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant de la
houille, les jambes enflées par l'eau des tailles4. Oui ! le
travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu impersonnel, inconnu de
l'ouvrier, accroupi quelque part, dans le mystère de son tabernacle, d'où il
suçait la vie des meurt-de-faim qui le nourrissaient ! On irait là-bas, on
finirait bien par lui voir sa face aux clartés des incendies, on le noierait
sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse, gorgée de chair
humaine !
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide,
désignait l'ennemi, là-bas, il ne savait où, d'un bout à l'autre de la terre.
Cette fois, la clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois de Montsou
l'entendirent et regardèrent du côté de Vandame5, pris d'inquiétude
à l'idée de quelque éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s'élevaient
au-dessus des bois, dans le grand ciel clair.
Lui, tout de suite, voulut conclure :
– Camarades, quelle est votre décision ?... Votez-vous
la continuation de la grève ?
– Oui ! oui ! hurlèrent les voix.
– Et quelles mesures arrêtez-vous ?... Notre défaite est
certaine, si des lâches descendent demain.
Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête :
– Mort aux lâches !
– Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi
jurée... Voici ce que nous pourrions faire : nous présenter aux fosses,
ramener les traîtres par notre présence, montrer à la Compagnie que nous sommes
tous d'accord et que nous mourrons plutôt que de céder.
– C'est cela, aux fosses ! aux fosses !
Emile Zola, Germinal,
1885.
1- Un
mineur de la famille Maheu, proche de la retraite, ainsi surnommé parce qu’il a
échappé à 3 accidents dans la mine.
2- Conseil
d’Administration à Paris.
3- Groupes
de maisons construites pour les ouvriers.
4- Parties
de la veine de la houille creusée par le mineur
5- Petite
concession minière qui tente de résister aux empiétements de la grande
Compagnie.
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Dans L’Argent, Zola raconte l’ascension et la chute de la
banque de son personnage, Aristide Saccard. Le roman s’achève par un scandale
financier énorme. L'effondrement boursier à la fin du roman annonce l'effondrement du régime du Second Empire.
Madame
Caroline leva les yeux. Elle était arrivée sur la place, et elle vit, devant
elle, la Bourse. Le crépuscule tombait, le ciel d'hiver, chargé de brume,
mettait derrière le monument comme une fumée d'incendie, une nuée d'un rouge
sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussières d'une ville prise
d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se détachait, dans la mélancolie de la
catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait déserte, ouverte aux quatre vents
du ciel, pareille à une halle qu'une disette a vidée. C'était l'épidémie
fatale, périodique, dont les ravages balaient le marché tous les dix à quinze
ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de décombres. Il
faut des années pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de
banque se reconstruisent, jusqu'au jour où, la passion du jeu ravivée peu à
peu, flambant et recommençant l'aventure, amène une nouvelle crise, effondre
tout, dans un nouveau désastre. Mais cette fois, derrière cette fumée rousse de
l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un
craquement sourd, la fin prochaine d'un monde."
Emile Zola, L’Argent,
1891.
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