Cinq minutes avec Albert Camus. Voici le début de la première partie de son essai intitulé L'homme révolté paru en 1951.
Qu'est-ce qu'un
homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas :
c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a
reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau
commandement. Quel est le contenu de ce "non"?
Il signifie, par
exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà
non", "vous allez trop loin", et encore "il y a une limite
que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une
frontière. On retrouve la même idée de la limite dans ce sentiment du révolté
que l'autre "exagère", qu'il étend son droit au-delà de la frontière
à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le
mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une
intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus
exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est "en droit de...".
La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et
quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et
non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et
veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a
en lui quelque chose qui "vaut la peine de...", qui demande qu'on y
prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une
sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre.
En même temps que la
répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière
et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc
intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le
maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à
ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se
taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien, et, dans certains
cas, c'est ne désirer tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le
traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il
désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait
sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est
préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais
tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S'agit-il au moins
d'une valeur?
Si confusément que
ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte: la perception,
soudain éclatante, qu'il y a dans l'homme quelque chose à quoi l'homme peut
s'identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu'ici n'était pas
sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement
d'insurrection, l'esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu sans réagir
des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de
la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu'il se taisait,
plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec
la perte de la patience, avec l'impatience, commence au contraire un mouvement
qui peut s'étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est
presque toujours rétroactif. L'esclave, à l'instant où il rejette l'ordre
humiliant de son supérieur, rejette en même temps l'état d'esclave lui-même. Le
mouvement de révolte le porte plus loin qu'il n'était dans le simple refus. Il
dépasse même la limite qu'il fixait à son adversaire, demandant maintenant à
être traité en égal. Ce qui était d'abord une résistance irréductible de
l'homme devient l'homme tout entier qui s'identifie à elle et s'y résume. Cette
part de lui-même qu'il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du
reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le
bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l'esclave se jette d'un
coup ("puisque c'est ainsi..") dans le Tout ou Rien. La conscience
vient au jour avec la révolte.
Mais
on voit qu'elle est conscience, en même temps, d'un tout, encore assez obscur,
et d'un "rien" qui annonce la possibilité de sacrifice de l'homme à
ce tout. Le révolté veut être tout, s'identifier totalement à ce bien dont il a
soudain pris conscience et dont il veut qu'il soit, dans sa personne, reconnu
et salué- ou rien, c'est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force
qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort,
s'il doit être privé de cette consécration exclusive qu'il appellera, par
exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux.
Albert Camus, L’Homme Révolté, 1951
"Il y a une limite que vous ne dépasserez pas" "Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face" |
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