Dix minutes avec François-Marie Arouet, de son nom de plume Voltaire, figure emblématique du Siècle des Lumières. Nous proposons ici quatre extraits de son œuvre immense de polygraphe. Tout d'abord, un passage de son conte philosophique le plus célèbre, Candide, dans lequel l'homme des Lumières aborde la question de l'esclavage. Puis, une marque de l'engagement de Voltaire dans les affaires de son temps avec un passage de son Traité sur la Tolérance. Ensuite, un extrait de son Dictionnaire Philosophique dans lequel il aborde un thème qui lui est cher celui de la religion. Enfin, un pamphlet intitulé De l'Horrible danger de la lecture qui illustre parfaitement le style du philosophe: la vivacité et bien entendu l'ironie.
En approchant
de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la
moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à
ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite.
"-Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ?
- J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère." Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme.
- Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal."
Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam.
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FANATISME
1. Chef religieux
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Candide est un jeune homme naïf, qui, chassé du château dans lequel il
vivait, découvre la réalité du monde. Il n’avait eu jusque là que les leçons de
son précepteur, Pangloss, répétant sans cesse que « tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes possible », pour se faire une image de
l’existence humaine. Candide, après bien des aventures, se retrouve en Amérique
du Sud.
"-Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ?
- J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère." Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme.
- Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal."
Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam.
Voltaire,
Candide, « le nègre du
Surinam », 1759,
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Le 10 mars 1762, Jean Calas, commerçant protestant, injustement accusé
d’avoir tué son fils parce que ce dernier souhaitait se convertir au
catholicisme, est exécuté sur la place publique, à Toulouse. Voltaire, qui est
alors reconnu par toute l’Europe comme le plus grand écrivain de son temps, est
révolté. Conduit par les lumières de la raison et l’amour de la vérité, il
s’engage pour obtenir sa réhabilitation et « arrêter chez les hommes la
rage du fanatisme ». C’est le début de l’affaire Calas. En 1763, Le
philosophe publie un Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de
Jean Calas. La réhabilitation de Jean
Calas est proclamée à l’unanimité des juges le 9 mars 1765.
Plaidoyer pour une réhabilitation
Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans,
qui avait depuis longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et
pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus de
l'ordinaire; il fallait absolument qu'il eût été assisté dans cette exécution par
sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaysse1, et par la
servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale
aventure. Mais cette supposition était encore aussi absurde que l'autre: car
comment une servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenots
assassinassent un jeune homme élevé par elle pour le punir d'aimer la religion de
cette servante? Comment Lavaysse serait-il venu exprès de Bordeaux pour
étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue? Comment une mère
tendre aurait-elle mis les mains sur son fils? Comment tous ensemble
auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un
combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le
voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des habits
déchirés.
Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les
accusés étaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés d'un
moment; il était évident qu'ils ne l'étaient pas; il était évident que le père
seul ne pouvait l'être; et cependant l'arrêt condamna ce père seul à expirer
sur la roue.
Le motif de l'arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les juges
qui étaient décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que
ce vieillard faible ne pourrait résister aux tourments, et qu'il avouerait sous
les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ils furent
confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son
innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.
Voltaire, Traité
sur la Tolérance, 1763
1- Ami de la Famille.
Le
fanatisme est à la superstition ce que le transport1 est à la
fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions,
qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des
prophéties, est un enthousiaste; celui qui soutient sa folie par le meurtre est
un fanatique […].
Le
plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent
assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la
Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. […]
Il y
a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la
mort ceux qui n’ont pas d’autre crime que de ne pas penser comme eux ; et
ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration
du genre humain que, n’étant pas dans un accès de fureur, comme les Clément,
les Châtel, les Ravaillac, les Gérard, les Damiens2, il semble
qu’ils pourraient écouter la raison. […]
Il
n’y a d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique,
qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui
prévient les accès du mal ; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir,
et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas
contre la peste des âmes ; la religion, loin d’être pour elles un aliment
salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont
sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod, qui assassine le roi
Eglon ; de Judith, qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec
lui ; de Samuel, qui hache en morceaux le roi Agag : ils ne voient
pas que ces exemples qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables
dans le temps présent ; ils puisent leurs fureurs dans la religion même
qui les condamne. […]
Les
lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage ; c’est comme si vous
lisiez un arrêt du Conseil3 à un frénétique. Ces gens-là sont
persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur
enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que
répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes,
et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Ce
sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le
poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce vieux de la montagne4
qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur
promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût,
à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait. Il n'y a
eu qu'une seule religion dans le monde qui n'ait pas été souillée par le
fanatisme, c'est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes
étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède.
Car
l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est
incompatible avec la tranquillité.
Voltaire, article «
Fanatisme », dans le Dictionnaire
philosophique (1764).
1.
Emportement
2.
Auteurs
d’attentats contre des souverains
3.
Gouvernement
4.
Chef
d’une secte orientale
*******
DE L’HORRIBLE DANGER DE LA LECTURE
Nous
Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu, mouphti1 du Saint-Empire
ottoman2, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les
fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.
Comme ainsi
soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit
État nommé Frankrom3, situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté
parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté sur cette
nouveauté nos vénérables frères les cadis4 et imans5 de
la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs6 connus par
leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner,
proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les
causes ci-dessous énoncées
1° Cette
facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance, qui
est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.
2° Il est à
craindre que, parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en trouve
quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts
mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue, ce qu’à Dieu ne plaise,
réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers, exciter leur
industrie, augmenter leurs richesses, et leur inspirer un jour quelque
élévation d’âme, quelque amour du bien public, sentiments absolument opposés à
la sainte doctrine.
3° Il
arriverait à la fin que nous aurions des livres d’histoire dégagés du
merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait
dans ces livres l’imprudence de rendre justice aux bonnes et aux mauvaises
actions, et de recommander l’équité et l’amour de la patrie, ce qui est
visiblement contraire aux droits de notre place.
4° Il se
pourrait, dans la suite des temps, que de misérables philosophes, sous le
prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre
meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne
doit jamais avoir de connaissance.
5° Ils
pourraient, en augmentant le respect qu’ils ont pour Dieu, et en imprimant
scandaleusement qu’il remplit tout de sa présence, diminuer le nombre des
pèlerins de la Mecque, au grand détriment du salut des âmes.
6° Il
arriverait sans doute qu’à force de lire les auteurs occidentaux qui ont traité
des maladies contagieuses, et de la manière de les prévenir, nous serions assez
malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme
contre les ordres de la Providence.
A ces causes et
autres, pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur
défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de
peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire, nous défendons
aux pères et aux mères d’enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir
toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de
penser, sous les mêmes peines; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer
à notre officialité7 quiconque aurait prononcé quatre phrases liées
ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que
dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient
rien, selon l’ancien usage de la Sublime-Porte.
Et pour empêcher qu’il n’entre quelque pensée en
contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement le premier
médecin de Sa Hautesse, né dans un marais de l’Occident septentrional; lequel
médecin, ayant déjà tué quatre personnes augustes de la famille ottomane, est
intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans
le pays; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée qui
se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener
ladite idée pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment
qu’il nous plaira.
Donné dans
notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’Hégire.
Voltaire, De l’horrible danger de la lecture, 1765
1. Chef religieux
2.
Empire Turc
3.
France
4.
Prêtres
5.
Juges
6.
Moines
7.
Tribunal ecclésiastique
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