A l'argument que «tout est
politique», un de nos plus jeunes lecteurs, nous a justement fait remarquer que
nous ne le prouvions guère.
«Actualités, littérature,
philosophie, oui, mais d'autres pans culturels vous échappent... vous évoquez
parfois, (très rarement plutôt, je suis gentil), cinéma et musique, mais le
jeu-vidéo, jamais. Or, poursuit-il, il faut vous y faire, les produits
culturels qui se vendent le plus sont des jeux-vidéo. Ils ne s'adressent plus
comme vous semblez encore le croire à des jeunes garçons pré-pubères. Ils ne
sont certainement pas les responsables de tous les maux dont on les accuse sans
cesse: générateur de violence, enfermement, échec scolaire... S'ils restent
évidemment ludiques, n'ont-ils pas un intérêt culturel voire civique puisque
cette problématique vous tient à cœur...?»
Alors, on a profité des vacances
et on a joué. Sur Playstation 3. The
Last of Us.
La console de Sony arrivait sur
ses derniers jours quand cette production des studios Naughty Dog est sortie.
Cette console prouvait, avec ce jeu d'aventures, -vous dirigez et décidez des
actions d'un personnage à l'écran-, qu'elle avait finalement encore beaucoup de
capacités et était loin d'être obsolète.
Malheureusement, les consommateurs frénétiques
se sont laissés prendre au piège et se sont précipités sur la nouvelle
itération de la Playstation, la quatrième, qui est loin, elle, d'être à la
hauteur, pour le moment, des prouesses techniques que les professionnels lui
ont attribuées.
Le marché des consoles n'échappe
pas à la problématique de l'obsolescence prématurée. Nous y reviendrons sans
doute dans un prochain post.
Avec
The Last of Us, tout semble
irréprochable. Graphisme.
Technique. Maniabilité (très appréciable quand on est un joueur occasionnel).
Les paysages naturels et urbains sont rendus de manière réaliste et soignée
avec un souci du détail qui vous plonge parfois dans la contemplation et donc
dans l'histoire.
Attardons-nous surtout sur le
scénario. Rien de bien original. Univers de post pandémie. Un spore s'en prend
aux humains, (alors qu'il se cantonnait jusqu'alors aux insectes), et détruit
les capacités cérébrales des personnes contaminées. L'hécatombe se produit. La
civilisation s'écroule en quelques années.
Tout oppose les deux personnages
principaux dont vous prenez successivement le contrôle:
Joël est un homme à la
cinquantaine désabusée, revenu de toutes les souffrances possibles. La scène
d'ouverture du jeu, dans laquelle on ne joue pas vraiment encore, le montre et
achève de prouver au passage que les jeux-vidéo s'adressent désormais à des
personnes ayant découvert les joies de la paternité. Implication et émotion
garanties.
Une jeune ado, orpheline, née
après le début de la pandémie, qui n'a jamais connu un autre monde que celui du
manque et de la peur, est porteuse d'un secret, d'un espoir de survie pour une
humanité toujours menacée d'extinction. Ce secret n'est pas un livre bien que
la petite se prénomme Ellie. (Petit clin d'oeil à une source d'inspiration des
concepteurs).
Ces deux là doivent s'entendre,
coexister, pour accomplir une quête qui les conduit à travers le territoire des
anciens États-Unis. Sur la route (on glisse encore une source d'inspiration des
scénaristes), des êtres infectés retournés à l'état de prédateurs sanguinaires
(Je suis une légende fait également
partie des références) et des survivants parfaitement sains. Les plus dangereux
ne sont peut être pas ceux que l'on croit. Rien de bien original donc.
Pourtant, est-ce l'interactivité, la manette en mains, le fait d'avoir le
contrôle, tout ceci est bien plus captivant qu'un film de genre. L'industrie du
jeu-vidéo emprunte au cinéma et à la littérature codes et références mais en
les adaptant à son identité si particulière. Et quand le travail est soigné, et
quand rien n'est laissé au hasard, le résultat est incroyable. Par exemple, les
créations musicales originales sont parfaites et collent toujours à la scène.
Les angles de vue, le rythme et
l'enchaînement des scènes montrent une grande maîtrise des effets
cinématographiques. Et si les personnages ne sont que des inventions
graphiques, le procédé de la motion capture qui les anime illustre une
attention toute particulière au choix des comédiens. Les intonations des voix,
les expressions faciales sont saisissantes. (Nous parlons de la version
originale).
L'histoire est découpée, à la
manière d'un roman, en chapitres. Les ellipses narratives sont habilement
utilisées et donnent une profondeur au parcours des deux personnages. Bien plus
longue que celle d'un film, l'aventure permet une identification plus forte
avec les personnages. Le jeu-vidéo montre ici un potentiel émotionnel encore
jamais atteint peut-être. On est du moins bien loin de Mario. La scène
d'ouverture et la fin ne laissent pas indifférent.
La mimesis est d'autant plus
forte que l'on peut choisir la façon de se comporter... Eviter les conflits? Se
dissimuler? Être agressif? Se décider à tout explorer? Le joueur est tel un
metteur en scène de théâtre, il dirige les comédiens, mais comme un spectateur
également, puisqu'il ignore la suite des événements. Si nos choix ne changent
pas le cours d'une histoire qui reste linéaire, cela laisse imaginer les
possibilités des futurs générations de jeux qui ne manqueront pas de proposer
des péripéties et dénouements alternatifs (C'est même sans aucun doute déjà le
cas, nous ne sommes pas suffisamment au fait du catalogue...).
Comme dans un roman, on mesure
l'évolution des caractères de personnages auxquels on s'attache. Joël et Ellie
ont une évolution diamétralement opposée qui marque le joueur. Sans trop en
dire, Joël s'ouvre peu à peu, grâce à Ellie, quand cette dernière se ferme
progressivement à mesure qu'elle subit elle aussi ce que son guide a du
affronter dans son existence.
Bien sûr, l'aspect ludique
l'emporte. Les phases d'action sont les plus nombreuses. Il s'agit aussi de se
défouler. Et par les temps présents, cela fait du bien. La catharsis opère
aussi.
Il faut l'admettre. D'un point de
vue culturel, oui, un jeu-vidéo peut susciter autant de plaisir et d'émotions
qu'un film, qu'un livre, qu'une pièce de théâtre... On est triste. On est
soulagé. On rit. On a peur. On est surpris. On est dubitatif. Un jeu vidéo, et
c'est particulièrement le cas pour The Last
of us, est le reflet de choix et de maîtrises artistiques, c'est
indéniable.
Mais alors d'un point de vue
civique?
Intérêt
citoyen: La
narration montre la fragilité des sociétés humaines. Historiquement, on a des
preuves nombreuses de déclins progressifs ou d'effondrements rapides de
civilisations. Causes internes, causes externes, l'existence même d'une société
peut être remise en cause. La sécurité dont nous jouissons au sein de nos
regroupements démocratiques ne serait-elle pas qu'une illusion? Ne
tiendrait-elle pas uniquement parce que les conditions sont favorables? Que
deviendrait-elle en cas de catastrophe d'ampleur? Quand on observe les limites
de nos systèmes lors de phases économiques moins propices, on peut
s'interroger. Mesurer toujours notre fragilité, prendre conscience que rien
n'est jamais acquis, voilà ce que l'on ressent en jouant à The last of Us.
Ellie tombe sur le journal intime
d'une ado du monde d'avant... Et elle s'étonne des préoccupations bien futiles
de cette dernière. Elle s'étonne également du concept de l'université. Que des
adultes décident de rester sciemment des écoliers au lieu d'être utiles à leurs
familles, de travailler, la laisse perplexe. Notre société de consommation, ses
codes comportementaux souvent déconnectés des réalités en prennent un coup, et
nous poussent quelque peu à nous remettre en question. On se rappelle alors que
pendant des millénaires, les hommes ont été une espèce menacée. On prend ou
reprend conscience que la question de la survie a taraudé les hommes et les
taraude encore malheureusement pour la plupart à l'échelle planétaire. Comment
survivre ? Pourquoi vivre ? La mise à distance, qui consiste par le
biais d'une fiction à confronter un personnage à un univers qu'il ne connaît
pas, (en l'occurrence le nôtre) est le moyen de susciter la réflexion.
Le jeu donne à voir des milieux
urbains abandonnés où la nature reprend peu à peu ses droits: eau et plantes,
sans les interventions humaines, sans les systèmes de pompes automatisées,
reprennent le dessus. On voit notre univers quotidien comme l'on voit les
ruines des civilisations antiques. La dystopie marque l'esprit et nous fait prendre
conscience de la fragilité de notre quotidien.
Enfin, ce qui caractérise le plus
l'univers de The last of Us c'est
l'absence des lois et des droits fondamentaux. Même lorsqu'ils évoluent dans
l'enceinte protégée d'un semblant d'État, reste des États-Unis, Joël et Ellie
assistent à des exécutions sommaires en pleine rue par les forces de l'ordre.
Quand ils sont livrés à eux-mêmes dans le no man's land, constituant la
majorité du territoire, c'est dès lors la loi du plus fort qui règne. Annihiler
autrui pour assurer sa propre survie est la règle. Le jeu, la fiction, permet
de bien mesurer qu'une loi est une protection, une garantie de la sécurité du
citoyen vivant dans un État de droit et non pas une contrainte. Bien loin
d'être une entrave à la réelle liberté, elle en est la condition par la
sécurité qu'elle procure.
A notre avis, ce jeu mérite bien
le qualificatif de culturel et permet une réflexion citoyenne sous bien des
aspects. Il n'en est sans doute pas de même pour tous les jeux-vidéo.
Évidemment. Mais après tout, jugeons-nous tous les livres, tous les films,
toutes les productions culturelles de la même façon? Peut-être serait-il temps
pour beaucoup de juger l'industrie du jeu-vidéo sous un autre angle...
B.H.
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