10 minutes avec Victor Hugo et un extrait de son roman
consacré à la Révolution française : Quatre-vingt
treize, publié en 1873. On y relève deux conceptions de la République, deux
conceptions de l’existence. Toujours d’actualité?
Ces deux hommes causaient. Gauvain disait :
- Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait
en ce moment est mystérieux. Derrière l'œuvre visible il y a l'œuvre invisible.
L'une cache l'autre. L'œuvre visible est farouche, l'œuvre invisible est
sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et
beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet
extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de
civilisation.
- Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le
définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt
proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement,
aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi.
La république de l'absolu.
- Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal. Il
s'interrompit, puis continua :
- O mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où
placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement
magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est
bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y
a la lyre. Votre république close, mesure et règle l'homme ; la mienne
l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème
et un aigle.
- Tu te perds dans le nuage.
- Et vous dans le calcul.
- Il y a du rêve dans l'harmonie.
- Il y en a aussi dans l'algèbre.
- Je voudrais l'homme fait par Euclide.
- Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.
Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme
pour tenir cette âme en arrêt.
- Poésie.
- Défie-toi des poëtes.
- Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi
des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des
constellations.
- Rien de tout cela ne donne à manger.
- Qu'en savez-vous ? l'idée aussi est nourriture. Penser,
c'est manger.
- Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font
quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient...
- Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.
- Qu'entends-tu par là ?
- J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit
à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.
- Hors du droit strict, il n'y a rien.
- Il y a tout.
-Je ne vois que la justice.
- Moi, je regarde plus haut.
- Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice ?
- L'équité.
Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient. Cimourdain
reprit :
- Précise, je t'en défie.
- Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre
qui ? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux
la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée.
Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la
dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value
sociale.
- Qu'entends-tu par là ?
- Ceci : d'abord supprimez les parasitismes ; le
parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat.
Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l'engrais à l'égout,
jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France,
supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout
homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le
produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre
jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent
millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire
dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les
chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux
souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau,
d'huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau
pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers.
Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des
marées. Qu'est-ce que l'océan ? une énorme force perdue. Comme la terre
est bête ! ne pas employer l'océan !
- Te voilà en plein songe.
- C'est-à-dire en pleine réalité.
Gauvain reprit :
- Et la femme ? qu'en faites-vous ?
Cimourdain répondit :
- Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
- Oui. A une condition.
- Laquelle ?
- C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
- Y penses-tu ? s'écria Cimourdain, l'homme
serviteur ! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle
du foyer. L'homme chez lui est roi.
- Oui. A une condition.
- Laquelle ?
- C'est que la femme y sera reine.
- C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme...
- L'égalité.
- L'égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont
divers.
- J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre
ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain la rompit.
- Et l'enfant ! à qui le donnes-tu ?
- D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui
l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à
la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.
- Tu ne parles pas de Dieu.
- Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie,
humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.
Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit :
- Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu.
Dieu s'ouvre ; on n'a plus qu'à entrer.
Cimourdain fit le geste d'un homme
qui en rappelle un autre.
- Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le
possible.
- Commencez par ne pas le rendre impossible.
- Le possible se réalise toujours.
- Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien
n'est plus sans défense que l'œuf.
- Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du
réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée
abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté,
elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que
le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu.
C'est là ce que j'appelle le possible.
- Le possible est plus que cela.
- Ah ! te revoilà dans le rêve.
- Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant
au-dessus de l'homme.
- Il faut le prendre.
- Vivant.
Gauvain continua :
- Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait
voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un œil derrière la tête. Regardons
toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe
encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre
nouveau. Chaque siècle fera son œuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui
la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond
c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé ; Dieu en donnant
la vie contracte une dette ; le droit, c'est le salaire inné ; le
salaire, c'est le droit acquis.
Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète. Cimourdain
écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était
l'élève qui était le maître.
Cimourdain murmura :
- Tu vas vite.
- C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en
souriant. Et il reprit :
- O mon maître, voici la différence entre nos deux utopies.
Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme
soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif.
Vous fondez une république de glaives, je fonde...
Il s'interrompit :
- Je fonderais une république d'esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit :
- Et en attendant que veux-tu ?
- Ce qui est.
- Tu absous donc le moment présent ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce
qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La
civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas
assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d'un si rude
balayage ! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
- D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole,
et que me font les événements, si j'ai ma conscience !
Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix
solennelle :
- Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.
- Qui ? demanda Cimourdain.
Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain
suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du
cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
Ils se turent encore. Cimourdain reprit :
- Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est
plus le possible, c'est le rêve.
- C'est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez
dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce
paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un
paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande
que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la
nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel
comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine.
Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand
qu'elle ; ajouter, c'est augmenter ; augmenter, c'est grandir. La
société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout
ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros,
les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non,
non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de
damnés ! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de
civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit,
l'égalité devant le cœur, la fraternité devant l'âme. Non ! plus de joug !
l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes.
Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ;
je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je
veux...
Il s'arrêta. Son œil devint éclatant. Ses lèvres remuaient.
Il cessa de parler. La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du
dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement
la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles
qu'on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait
juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de
madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups
de marteau. Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas. Sa rêverie
était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il
était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il
avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle
grandissait.
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
- A quoi penses-tu ?
- A l'avenir, dit Gauvain.
Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit
de paille où ils étaient assis tous les deux. Gauvain ne s'en aperçut pas.
Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à
la porte, et sortit. Le cachot se referma.
Victor Hugo, Quatre-vingt
treize, Troisième partie, Livre VI, chapitre V
9-3 hugolien |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire