10 minutes avec Georges Perec. Les Choses, roman ( mais l'auteur doute lui-même qu'il s'agisse là vraiment d'un roman) de l'insatisfaction, oeuvre emblématique (même si l'auteur nie la condamner) de la société de consommation. On observe, encore, à la lecture de cet ouvrage, que le romancier est celui qui nous tend le mieux le miroir de notre existence, est celui qui nous pousse à nous interroger sur notre vision du monde. Le sous-titre, "une histoire des années soixante", laisse songeur.
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Jérôme avait vingt-quatre ans. Sylvie en avait vingt-deux. Ils étaient tous deux psychosociologues. Ce travail, qui n’était pas exactement un métier, ni même une profession, consistait à interviewer des gens, selon diverses techniques, sur des sujets variés. C’était un travail difficile, qui exigeait, pour le moins, une forte concentration nerveuse, mais il ne manquait pas d’intérêt, était relativement bien payé, et laissait un temps libre appréciable.
Comme presque tous leurs collègues, Jérôme et Sylvie étaient devenus psychosociologues par nécessité, non par choix. Nul ne sait d'ailleurs où les aurait menés le libre développement d'inclinations tout à fait indolentes. L'histoire, là encore, avait choisi pour eux. Ils auraient aimé, certes, comme tout le monde, se consacrer à quelque chose, sentir en eux un besoin puissant, qu'ils auraient appelé vocation, une ambition qui les aurait soulevés, une passion qui les aurait comblés. Hélas, ils ne s'en connaissaient qu'une: celle du mieux-vivre, et elle les épuisait. Etudiants, la perspective d'une pauvre licence, d'un poste à Nogent-sur-Seine, à Château-Thierry ou à Etampes, et d'un salaire petit, les épouvanta au point qu'à peine se furent-ils rencontrés - Jérôme avait alors vingt et un ans, Sylvie dix-neuf - ils abandonnèrent, sans presque avoir besoin de se concerter, des études qu'ils n'avaient jamais vraiment commencées. Le désir de savoir ne les dévorait pas; beaucoup plus humblement, et sans se dissimuler qu'ils avaient sans doute tort, et que, tôt ou tard, viendrait le jour où ils le regretteraient, ils ressentaient le besoin d'une chambre un peu plus grande, d'eau courante, d'une douche, de repas plus variés, ou simplement plus copieux que ceux des restaurants universitaires, d'une voiture peut-être, de disques, de vacances, de vêtements.
Depuis plusieurs années déjà, les études de motivation avaient fait leur apparition en France. Cette année-là, elles étaient encore en pleine expansion. De nouvelles agences se créaient chaque mois, à partir de rien, ou presque. On y trouvait facilement du travail. Il s'agissait, la plupart du temps, d'aller dans les jardins publics, à la sortie des écoles, ou dans les H.L.M. de banlieue, demander à des mères de famille si elles avaient remarqué quelque publicité récente, et ce qu'elles en pensaient. Ces sondages-express, appelés testings ou enquêtes-minute, étaient payés cent francs. C'était peu, mais c'était mieux que le baby-sitting, que les gardes de nuit, que la plonge, que tous les emplois dérisoires - distribution de prospectus, écritures, minutage d'émissions publicitaires, vente à la sauvette, lumpen-tapirat - traditionnellement réservés aux étudiants. Et puis, la jeunesse même des agences, leur stade presque artisanal, la nouveauté des méthodes, la pénurie encore totale d'éléments qualifiés pouvaient laisser entrevoir l'espoir de promotions rapides, d'ascensions vertigineuses.
(…)
Leurs résultats furent honorables. Ils continuèrent sur leur lancée. Ils ramassèrent un peu partout des bribes de sociologie, de psychologie, de statistiques; ils assimilèrent le vocabulaire et les signes, les trucs qui faisaient bien: une certaine manière, pour Sylvie, de mettre ou d'enlever ses lunettes, une certaine manière de prendre des notes, de feuilleter un rapport, une certaine manière de parler, d'intercaler dans leurs conversations avec les patrons, sur un ton à peine interrogateur, des locutions du genre de: «... n'est-ce pas...», «... je pense peut-être...», «... dans une certaine mesure...», «... c'est une question que je pose...», une certaine manière de citer, aux moments opportuns, Wright Mills, William Whyte, ou, mieux encore, Lazarsfeld, Cantril ou Herbert Hyman, dont ils n'avaient pas lu trois pages.
Ils montrèrent pour ces acquisitions strictement nécessaires, qui étaient l'a b c du métier, d'excellentes dispositions et, un an à peine après leurs premiers contacts avec les études de motivation, on leur confia la lourde responsabilité d'une «analyse de contenu»: c'était immédiatement au-dessous de la direction générale d'une étude, obligatoirement réservée à un cadre sédentaire, le poste le plus élevé, donc le plus cher, et partant le plus noble, de toute la hiérarchie. Au cours des années qui suivirent, ils ne descendirent plus guère de ces hauteurs.
Et pendant quatre ans, peut-être plus, ils explorèrent, interviewèrent, analysèrent. Pourquoi les aspirateurs-traîneaux se vendent-ils si mal? Que pense-t-on, dans les milieux de modeste extraction, de la chicorée? Aime-t-on la purée toute faite, et pourquoi? Parce qu'elle est légère? Parce qu'elle est onctueuse? Parce qu'elle est si facile à faire: un geste et hop? Trouve-t-on vraiment que les voitures d'enfant sont chères? N'est-on pas toujours prêt à faire un sacrifice pour le confort des petits? Comment votera la Française? Aime-t-on le fromage en tube? Est-on pour ou contre les transports en commun? A quoi fait-on d'abord attention en mangeant un yaourt: à la couleur? à la consistance? au goût? au parfum naturel? Lisez-vous beaucoup, un peu, pas du tout? Allez-vous au restaurant? Aimeriez-vous, madame, donner en location votre chambre à un Noir? Que pense-t-on, franchement, de la retraite des vieux? Que pense la jeunesse? Que pensent les cadres? Que pense la femme de trente ans? Que pensez-vous des vacances? Où passez-vous vos vacances? Aimez-vous les plats surgelés? Combien pensez-vous que ça coûte, un briquet comme ça? Quelles qualités demandez-vous à votre matelas? Pouvez-vous me décrire un homme qui aime les pâtes? Que pensez-vous de votre machine à laver? Est-ce que vous en êtes satisfaite? Est-ce qu'elle ne mousse pas trop? Est-ce qu'elle lave bien? Est-ce qu'elle déchire le linge? Est-ce qu'elle sèche le linge? Est-ce que vous préféreriez une machine à laver qui sécherait votre linge aussi? Et la sécurité à la mine, est-elle bien faite, ou pas assez selon vous? (Faire parler le sujet: demandez-lui de raconter des exemples personnels; des choses qu'il a vues; est-ce qu'il a déjà été blessé lui-même? comment ça s'est passé? Et son fils, est-ce qu'il sera mineur comme son père, ou bien quoi?)
Il y eut la lessive, le linge qui sèche, le repassage. Le gaz, l'électricité, le téléphone. Les enfants. Les vêtements et les sous-vêtements. La moutarde. Les soupes en sachets, les soupes en boîtes. Les cheveux: comment les laver, comment les teindre, comment les faire tenir, comment les faire briller. Les étudiants, les ongles, les sirops pour la toux, les machines à écrire, les engrais, les tracteurs, les loisirs, les cadeaux, la papeterie, le blanc, la politique, les autoroutes, les boissons alcoolisées, les eaux minérales, les fromages et les conserves, les lampes et les rideaux, les assurances, le jardinage.
Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger.
Pour la première fois, ils gagnèrent quelque argent. Leur travail ne leur plaisait pas: aurait-il pu leur plaire? Il ne les ennuyait pas trop non plus. Ils avaient l'impression de beaucoup y apprendre. D'année en année, il les transforma.
Ce furent les grandes heures de leur conquête. Ils n'avaient rien; ils découvraient les richesses du monde.
(…)
Ils changeaient, ils devenaient autres. Ce n'était pas tellement le besoin, d'ailleurs réel, de se différencier de ceux qu'ils avaient à charge d'interviewer, de les impressionner sans les éblouir. Ni non plus parce qu'ils rencontraient beaucoup de gens, parce qu'ils sortaient, pour toujours, leur semblait-il, des milieux qui avaient été les leurs. Mais l'argent - une telle remarque est forcément banale - suscitait des besoins nouveaux. Ils auraient été surpris de constater, s'ils y avaient un instant réfléchi - mais, ces années-là, ils ne réfléchirent point - à quel point s'était transformée la vision qu'ils avaient de leur propre corps, et, au-delà, de tout ce qui les concernait, de tout ce qui leur importait, de tout ce qui était en train de devenir leur monde.
Tout était nouveau. Leur sensibilité, leurs goûts, leur place, tout les portait vers des choses qu'ils avaient toujours ignorées. Ils faisaient attention à la manière dont les autres étaient habillés; ils remarquaient aux devantures les meubles, les bibelots, les cravates; ils rêvaient devant les annonces des agents immobiliers. Il leur semblait comprendre des choses dont ils ne s'étaient jamais occupés: il leur était devenu important qu'un quartier, qu'une rue soit triste ou gaie, silencieuse ou bruyante, déserte ou animée. Rien, jamais, ne les avait préparés à ces préoccupations nouvelles; ils les découvraient, avec candeur, avec enthousiasme, s'émerveillant de leur longue ignorance. Ils ne s'étonnaient pas, ou presque pas, d'y penser presque sans cesse.
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Ils étaient fiers d’avoir payé quelque chose moins cher, de l’avoir eu pour rien, pour presque rien. Ils étaient plus fiers encore (mais l’on paie toujours un peu trop cher le plaisir de payer trop cher) d’avoir payé très cher, le plus cher, d’un seul coup, sans discuter, presque avec ivresse, ce qui était, ce qui ne pouvait être que le plus beau, le seul beau, le parfait. Ces hontes et ces orgueils avaient la même fonction, portaient en eux les mêmes déceptions, les mêmes hargnes. Et ils comprenaient, parce que partout, tout autour d’eux, tout le leur faisait comprendre, parce que l’on le leur enfonçait dans la tête à longueur de journée, à coups de slogans, d’affiches, de néons, de vitrines illuminées, qu’ils étaient toujours un petit peu plus bas dans l’échelle, toujours un petit peu trop bas. Encore avaient-ils cette chance de n’être pas, loin de là, les plus mal lotis.
Ils étaient des « hommes nouveaux », des jeunes cadres n’ayant pas encore percé toutes leurs dents, des technocrates, à mi-chemin de la réussite. Ils venaient, presque tous, de la petite-bourgeoisie, et ses valeurs, pensaient-ils, ne leur suffisaient plus : ils lorgnaient avec envie, avec désespoir, vers le confort évident, le luxe, la perfection des grands bourgeois.
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Ils prirent part à quelques manifestations. (…) Ils regardaient les autres manifestants avec des petits sourires crispés, cherchaient leurs amis, essayaient de parler d’autre chose. Puis les cortèges se formaient, s’ébranlaient, s’arrêtaient. Du milieu de leur foule, ils voyaient, devant eux, une grande zone d’asphalte humide et lugubre, puis, sur toute la largeur du boulevard, la ligne noire, épaisse, des CRS. Des files de camions bleu nuit, aux vitres grillagées, passaient au loin. Ils piétinaient, se tenant la main, moites de sueur, osaient à peine crier, se dispersaient en courant au premier signal.
Ce n’était pas grand-chose. Ils en étaient les premiers conscients et se demandaient souvent, au milieu de la cohue, ce qu’ils faisaient là, dans le froid, sous la pluie, dans ces quartiers sinistres – la Bastille, la Nation, l’Hôtel de Ville. Ils auraient aimé que quelque chose leur prouve que ce qu’ils faisaient était important, nécessaire, irremplaçable, que leurs efforts peureux avaient un sens pour eux, étaient quelque chose dont ils avaient besoin, quelque chose qui pouvait les aider à se connaître, à se transformer, à vivre. Mais non ; leur vraie vie était ailleurs, dans un avenir proche ou lointain, plein de menaces lui aussi, mais de menaces plus subtiles, plus sournoises : des pièges impalpables, des rets enchantés.
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D’autres fois, ils n’en pouvaient plus. Ils voulaient se battre, et vaincre. Ils voulaient lutter, conquérir leur bonheur. Mais comment lutter ? Contre qui ? Contre quoi ? Ils vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l’univers miroitant de la civilisation mercantile, les prisons de l’abondance, les pièges fascinants du bonheur.
Où étaient les dangers ? Où étaient les menaces ? Des millions d’hommes, jadis, se sont battus, et même se battent encore, pour du pain. Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que l’on pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c’eût été pourtant le mot d’ordre qui les aurait le plus facilement mobilisés. Rien ne les concernait, leur semblait-il, dans les programmes, dans les plans : ils se moquaient des retraites avancées, des vacances allongées, des repas de midi gratuits, des semaines de trente heures. Ils voulaient la surabondance ; ils rêvaient de platines Clément, de plages désertes pour eux seuls, de tours du monde, de palaces.
L’ennemi était invisible. Ou, plutôt, il était en eux, il les avait pourris, gangrénés, ravagés. Ils étaient les dindons de la farce. De petits êtres dociles, les fidèles reflets du monde qui les narguait. Ils étaient enfoncés jusqu’au cou dans un gâteau dont ils n’auraient jamais que les miettes.
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Ils tentèrent de fuir.
On ne peut vivre longtemps dans la frénésie. La tension était trop forte en ce monde qui promettait tant, qui ne donnait rien. Leur impatience était à bout. Ils crurent comprendre, un jour, qu’il leur fallait un refuge.
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Il leur semblait maintenant que, jadis – et ce jadis chaque jour reculait davantage dans le temps, comme si leur histoire antérieure basculait dans la légende, dans l’irréel ou dans l’informe -, jadis, ils avaient eu au moins la frénésie d’avoir. Cette exigence, souvent, leur avait tenu lieu d’existence. Ils s’étaient sentis tendus en avant, impatients, dévorés de désirs.
Et puis ? Qu’avaient-ils fait ? Que s’était-il passé ?
Quelque chose qui ressemblait à une tragédie tranquille, très douce, s’installait au cœur de leur vie ralentie. Ils étaient perdus dans les décombres d’un très vieux rêve, dans des débris sans forme.
Il ne restait rien. Ils étaient à bout de course, au terme de cette trajectoire ambiguë qui avait été leur vie pendant six ans, au terme de cette quête indécise qui ne les avait menés nulle part, qui ne leur avait rien appris.
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Georges Perec, Les Choses, Une histoire des années soixante, 1965
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