La beauté de la molécule d’ADN est étonnante. Observer
la double hélice, les spirales qui s’enroulent les unes autour des autres, les
liaisons formées par les paires de bases, c’est découvrir la condition de toute
vie.
L’ADN fait penser aux gènes, à notre génotype, et
c’est à partir de cette association d’idées que je souhaite maintenant aborder
la politique.
Bien que ce soit une simplification, nombre de mes
compatriotes font le lien entre l’évolution presque inconcevable de notre pays
vers la prospérité, l’amélioration de la qualité de vie durant les décennies de
l’après-guerre et l’âge d’or du Parti travailliste norvégien [Det norske
Arbeiderparti – initialement abrégé DnA, aujourd’hui AP]. Pour les
générations de l’après-guerre, le parallèle DnA = DNA [ADN en norvégien]
était donc porteur de sens. Dans son ouvrage Contre le vide moral :
restaurons la social-démocratie, l’historien britannique Tony Judt dit
n’avoir jamais observé de progrès plus flagrants que durant la période
consensuelle de la social-démocratie.
Mais qui associerait aujourd’hui le Parti travailliste
à l’ADN ? Il semblerait en effet que le “A” de “Arbeid” (travail,
en français) de son sigle DnA ait été remplacé par le “B” de “Bank” [DNB
est une grande banque norvégienne]. Autrefois, l’idée était de prendre un peu
aux riches pour donner aux pauvres. Maintenant, tout le monde doit devenir
riche. Notre génotype moral a donc changé. Aux efforts collectifs en faveur
d’une répartition équitable des richesses s’est substituée la course
individuelle au gain financier.
Cette critique ne s’adresse pas uniquement au Parti
travailliste. Les efforts politiques des pays nordiques après la guerre avaient
ceci d’admirable qu’ils visaient à trouver une alternative au socialisme et au
capitalisme, une sorte de troisième voie. Aujourd’hui, cette quête semble avoir
été abandonnée. La mentalité DNB a pris le dessus. Il n’y a pas si longtemps,
il nous paraissait évident que les activités fondamentales de la société
(éducation, services de santé, soins aux personnes âgées, transports en commun,
recherche, infrastructures) aient pour but tout autre chose que le gain
financier.
Nous ne voyons pas que nous sommes en train de
dilapider notre patrimoine – la foi dans les principes moraux que sont
l’égalité, la justice, la solidarité – et de lui substituer la seule
notion de liberté. Et, comme nous n’avons plus de débat idéologique, il n’y a
plus grand monde pour comprendre que ce sont deux modèles de société
différents. Car plus de liberté implique désormais toujours moins d’égalité et
creuse les différences entre les individus. Ce qui me manque le plus, c’est de
pouvoir régler son compte au dogme “plus de croissance”, à l’idée selon
laquelle la croissance peut se poursuivre à l’infini, le plus important pour
une nation étant de réaliser un bénéfice élevé. La société norvégienne s’est
transformée en entreprise : Norge AS [Norvège SA]. Mais nous sommes
devenus riches, tellement riches que nous en sommes presque anesthésiés !
Le reste du monde n’existe pas.
Il est ainsi symptomatique de voir le peu d’intérêt
que porte la campagne électorale [des législatives du 9 septembre] à la
politique internationale et à l’état de la planète. Nous blâmons les pays où
les riches se sont construit des enclaves pour en exclure d’autres individus,
plus pauvres, sans voir que c’est ce que nous faisons, nous aussi. La Norvège
est en train de devenir une telle enclave. Bientôt, il ne nous manquera plus
qu’un haut mur le long de la frontière, avec des tessons de verre dessus. C’est
le pétrole, cette aubaine fabuleuse, qui nous a rendus si prospères, si gâtés.
Presque chaque jour, nous lisons dans la presse que le
dérèglement climatique exige une nouvelle économie. Une chose est sûre :
la Norvège ne se battra pas pour cette cause. Nos dirigeants se contentent de
mesures symboliques et d’une taxe carbone qui ne diminue d’aucune manière le
rythme d’extraction. Certes, les responsables politiques évoquent leur
obligation d’œuvrer pour une économie sans CO2, mais, en coulisses, ils
s’efforcent de trouver et d’exploiter les derniers gisements de gaz et de
pétrole. Et la majorité des Norvégiens les soutient. Qui souhaite vraiment une
convention internationale contraignante sur le climat qui freinerait le
développement de la production pétrolière norvégienne ?
Qui soutient une évolution susceptible de faire
diminuer le prix du pétrole, au risque de provoquer un déclin de l’économie
nationale, un chômage élevé et une baisse de la prospérité ? Notre
richesse fondée sur le pétrole est extrêmement vulnérable, aussi essayons-nous
d’occulter le dilemme moral qu’elle implique, même si nous sommes conscients
des répercussions négatives de la production d’hydrocarbures. Pourquoi
n’envisageons-nous pas une politique prônant un changement radical de
système ? Parce que nous voulons toujours plus. Parce que ce n’est pas
l’ADN qui dirige le pays mais, au sens figuré, la DNB.
—Jan Kjærstad*
Note :* Né en
1953, il a étudié la théologie et publié son premier livre en 1980. Son œuvre
la plus connue (non traduite en français) est la trilogie de Jonas Wergeland : Forføreren
(Le séducteur, 1993), Erobreren
(Le conquérant, 1996) et Oppdageren
(L’explorateur, 1999).
Article cité dans le Courrier International n°1193. http://www.courrierinternational.com
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