Google+ Article deux: juin 2013

vendredi 7 juin 2013

L'ultra-nationalisme au Japon.

Où l’on se découvre des points communs avec des peuples du bout du monde. Où l’on découvre également le cheminement des convictions et des prises de conscience de l’homme : d’abord, les émotions, l’emportement puis la raison par le savoir, la connaissance… Où l'on espère que la mise à distance peut apporter quelque éclairage...




Un article Japonais tiré de : Asahi Shimbun Tokyo (repris par Courrier International du 30/05/2013)


La Chasse aux « cafards » coréens.


Depuis plusieurs mois, un groupe ultra-nationaliste organise dans un quartier de Tokyo des manifestations anti-coréens de plus en plus virulentes.

Un dimanche après-midi du mois de mars, dans le quartier coréen de Shin-Okubo, à Tokyo. Makoto Sakurai, le leader de la Zaitokukai*, juché sur la voiture de tête, harangue les passants à l’aide d’un mégaphone. “Bonjour à tous les cafards de Shin-Okubo ! Nous sommes des manifestants du comité de nettoyage qui entend éradiquer les insectes nuisibles du Japon ! Attachons les résidents coréens à des Taepodong [missile balistique développé par la Corée du Nord] et lançons-les sur la Corée du Sud !” Pourquoi une telle violence verbale ? “Si nous allons jusqu’à réclamer- la mort de ces Coréens, c’est parce-que leur attitude nous met vraiment en colère. Nous ne sommes pas de simples xénophobes”, explique M. Sakurai. Son organisation considère que “les résidents coréens au Japon jouissent de privilèges injustifiés”. Elle dénonce les revendications de ces Coréens, telles que le droit de vote et les demandes particulières d’allocations. Fondée en 2006, l’organisation compte aujourd’hui 12 000 membres. Sur le trottoir d’en face, des opposants à la Zaitokukai brandissent leurs pancartes. L’un d’entre eux lève le doigt en l’air en scandant : “Dégage, Zaitoku !” Depuis le mois de février, de telles scènes se répètent régulièrement à Shin-Okubo.


Ce jour-là, un homme à lunettes de 39 ans, auquel on se référera ici sous le pseudonyme de Namanushi, regarde la manifestation en semblant se dissimuler dans la foule. Il a participé à 65 manifestations de la Zaitokukai et d’autres groupes d’extrême droite. C’est la première fois qu’il assiste à un défilé en simple spectateur, et en a presque les larmes aux yeux. Ses premiers contacts avec la Zaitokukai remontent à plusieurs années. Travaillant alors chez un fabricant, il lui arrivait souvent de penser que les Japonais étaient traités avec mépris dans les échanges d’affaires avec les étrangers. “L’archipel est sans cesse blâmé, que ce soit pour des questions historiques ou des litiges territoriaux”, pensait-il. C’est en surfant sur Internet que Namanushi a découvert une vidéo de la Zaitokukai. En regardant ces images, il était si excité que, d’après ce que lui a rapporté sa femme, il n’arrêtait pas de taper du poing son bureau.

En août 2011, il participe pour la première fois à une manifestation contre la chaîne Fuji TV, dont la diffusion de nombreuses séries coréennes lui paraît tendancieuse. Il finit par sympathiser avec un petit groupe de manifestants qui se retrouvent dans un bar après avoir défilé. Par la suite, Namanushi se charge de poster des vidéos sur le site Nico Nama [le plus grand site japonais de partage de vidéos. Les internautes peuvent y regarder des retransmissions en direct et poster des commentaires]. Muni d’un ordinateur et d’un appareil photo, il suit de près les manifestations et ses images sont retransmises en direct. Ses vidéos suscitaient de nombreux commentaires – “Graaaaaaaave ! T’as troooooop raisooooooon !” Comme lui, beaucoup tapent du poing leur bureau et sortent dans les rues.

En décembre, Namanushi a appris les résultats des élections générales alors qu’il rentrait d’une manifestation en province. “J’ai été très excité en apprenant que Shinzo Abe [actuel Premier ministre, conservateur] allait former un gouvernement”, se souvient-il. Mais Namanushi s’est soudain senti déboussolé après ces élections. Les échanges de tweets avec ses camarades de la Zaitokukai ont beaucoup diminué [le nouveau gouvernement étant plus proche de leur opinion], et c’est à peu près à cette période que les propos scandés dans les manifestations sont devenus plus virulents. Namanushi avait remarqué la différence d’exaltation entre les manifestants et les passants, et cela le chiffonnait depuis déjà un certain temps. Lorsqu’il allait boire un coup avec ses camarades, tout le monde se déchaînait contre lui dès qu’il émettait un avis légèrement différent des leurs. Namanushi s’est alors demandé : “D’où vient cette colère, au juste ? Peut-être qu’on ne faisait que s’exciter entre nous, en collectant uniquement les informations qui nous arrangeaient”, dit-il. Par la suite, il s’est mis à lire des livres écrits par des personnes dont le point de vue était tout à fait autre, et a découvert les circonstances historiques dans lesquelles les Coréens sont arrivés au Japon. Il n’a pas participé à la manifestation où la Zaitokukai a appelé à “tuer” des Coréens, mais il a vu les retransmissions. Ce jour-là, il a vidé de nombreuses canettes de bière. La veille de la manifestation de mars, après avoir longuement hésité, il a diffusé de chez lui sa “déclaration d’adieu” au groupe : “Je ne peux plus adhérer à des manifestations où l’on traite des individus de cafards en incitant au meurtre. Ceux qui n’ont pas les mêmes opinions doivent nous voir comme des monstres.” Sur la vidéo, on pouvait voir son cendrier plein de mégots.

“Vous prétendez qu’il faut briser des tabous pour mieux communiquer notre colère. Mais de tels discours sont-ils vraiment nécessaires ?” poursuivait-il. En une heure, il a reçu 5 471 commentaires comme “Ça y est, on t’a démasqué, t’es coréen !” et “Crèèèèèèèèèève !” Cette fois-ci, la colère des autres était dirigée contre lui. Et il ne pouvait rien faire de plus; il avait peur.


—Hideaki Ishibashi

*organisation de citoyens qui récusent les privilèges accordés aux étrangers résidant au Japon.

Austérité? Relance?

Où l'on apprend que nos dirigeants appuient leurs orientations économiques sur des travaux complètement faux mais que cela profite pourtant étrangement à certains membres du corps social. Encore une fois, nous avons le choix pour juger nos dirigeants entre la malveillance et l'incompétence. 


Extraits d’un article de Paul Krugman tiré de The New York Review of Books, New York. Paul Krugman est prix Nobel d'Economie 2008.



(De plus amples extraits sont à lire dans le Courrier International du 30 mai 2013)




En temps normal, la découverte d’une erreur arithmétique dans un article économique aurait été un non-événement. En avril dernier, cela a non seulement mis en émoi la communauté des économistes, mais cela a aussi fait les gros titres de la presse. A posteriori, on pourrait même affirmer que cette erreur a modifié l’orientation des politiques économiques.



Pourquoi ? Parce que l’article en question, “Growth in a Time of Debt” [La croissance en période de dette], signé par les économistes de Harvard Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, était devenu une véritable référence dans le débat sur la politique économique. Dès sa publication [en mai 2010], les “austériens” – partisans de l’austérité budgétaire et de coupes immédiates et sévères dans les dépenses publiques – se sont appuyés sur ses conclusions pour étayer leur position et attaquer leurs adversaires. Ceux qui affirmaient, comme l’avait soutenu autrefois John Maynard Keynes, que “le bon moment pour l’austérité, c’est le boom, pas la crise” – et qu’il fallait attendre que l’économie soit plus solide avant de procéder à des coupes – se sont vu rétorquer que Reinhart et Rogoff avaient prouvé qu’il serait désastreux d’attendre, car les économies sombrent dans le précipice dès que la dette publique dépasse 90 % du PIB.



Aucun article dans l’histoire de l’économie n’a probablement eu une telle influence immédiate sur le débat public. Le critère des 90 % a été brandi comme un argument décisif en faveur de l’austérité par des personnalités allant de Paul Ryan, l’ex-candidat à la vice-présidence qui préside la commission du Budget de la Chambre des représentants, à Olli Rehn, le responsable des Affaires économiques et monétaires de la Commission européenne, en passant par le comité éditorial du Washington Post. Aussi, la révélation que ces fameux 90 % résultaient d’erreurs de programmation, d’omissions de données et d’étranges techniques statistiques a brusquement fait passer un nombre remarquable de gens importants pour des imbéciles.


Mais au fond le vrai mystère, c’est la raison pour laquelle Reinhart et Rogoff ont pu un seul instant être pris si au sérieux. La réponse est à chercher tant du côté de la politique que de la psychologie : l’austérité était et est toujours une solution à laquelle veulent croire de nombreux personnages puissants, ce qui les conduit à se jeter sur tout ce qui semble la justifier. Je reviendrai dans la suite de cet article sur cette volonté de croire en la rigueur. Mais d’abord il est utile de relater l’histoire récente de l’austérité en tant que doctrine et expérimentation politique.



[ici se place dans l’article l’histoire de la crise récente. Krugman rappelle que les Etats ont d’abord mené des politiques monétaires et budgétaires expansionnistes pour ne pas commettre les mêmes erreurs qu’en 1929. Il rappelle que certains économistes dont ils faisaient partie trouvaient pourtant ces mesures trop modestes car la situation leur apparaissait plus grave que les décideurs le pensaient. Il rappelle aussi ensuite que les décideurs ont décidé de faire volte-face et de pratiquer dès lors des politiques d’austérité à partir de l’année 2010 au mépris de tout ce qu’enseigne les manuels de base de première année d’économie. Il avance trois raisons pour expliquer ce volte-face. D’abord, le fait que beaucoup de dirigeants économiques n’ont jamais cru au principe de la relance et que par pure idéologie se sont fait entendre lorsque le plus gros de la crise semblait être passé. Ensuite, la crise grecque qui a été un don du ciel pour les anti-keynésiens car elle prouvait avec force les méfaits de la prodigalité budgétaire. Enfin, l’impact de publications d’économistes qui démontraient mathématiquement ce qu’illustrait le cas de la Grèce : les travaux de Reinhart et Rogoff et ceux de Alesina et Ardagna. Ces travaux ont été repris par tous les décideurs économiques pour désormais pratiquer des politiques d’austérité. Le maître mot était de restaurer la confiance en réduisant les déficits avant tout.]



Et c’est ainsi que dès l’été 2010 une solide orthodoxie de l’austérité s’est imposée chez les décideurs européens et a acquis une certaine influence de ce côté-ci de l’Atlantique. Examinons maintenant comment les choses ont tourné au cours des trois années qui se sont écoulées depuis.



Il est malaisé d’identifier de façon précise les effets d’une politique économique. Les gouvernements en changent généralement avec réticence, et il est difficile de distinguer les effets des demi mesures qu’ils adoptent de tout ce qui se passe par ailleurs dans le monde. Le plan de relance d’Obama, par exemple, a été à la fois temporaire et plutôt modeste si on le rapporte à la taille de l’économie américaine : il ne représentait guère plus de 2 % du PIB et a été mis en œuvre dans une économie secouée par la plus grave crise financière survenue en trois générations. Dans quelle mesure peut-on attribuer au plan de relance ce qui s’est passé de 2009 à 2011 ? Personne ne le sait vraiment.



Mais le virage de la rigueur après 2010 a été si serré, notamment dans les pays européens endettés, que la prudence habituelle n’est plus de mise. La Grèce a instauré des hausses d’impôt et une réduction des dépenses équivalant à 15 % du PIB ; l’Irlande et le Portugal lui ont emboîté le pas pour un montant équivalant à 6 % de leur PIB ; ces mesures ont ensuite été intensifiées année après année.



Les résultats ont été désastreux. L’économie des pays contraints à cette rigueur a dégringolé, de manière plus ou moins proportionnelle au niveau d’austérité.



On a bien entendu tenté, notamment au sein de la Commission européenne, de minimiser ces résultats. Mais le FMI, après avoir soigneusement examiné les données, non seulement a conclu que l’austérité avait eu des effets économiques négatifs majeurs, mais a fait son mea culpa, reconnaissant avoir sous-estimé ces effets.



Ainsi, trois ans après le tournant de la rigueur, les espoirs comme les craintes des austériens paraissent avoir été mal inspirés. L’austérité n’a pas restauré la confiance ; les déficits n’ont pas provoqué de crise. Pourtant, la rigueur n’était-elle pas fondée sur des recherches économiques sérieuses ? Il s’est avéré que non : les travaux cités par les austériens comportaient de sérieuses failles.



La première idée qui s’est effondrée a été celle de la rigueur expansionniste. Avant même que les politiques d’austérité européennes n’aient montré leurs effets, l’article d’Alesina-Ardagna ne résistait plus à l’examen. Des chercheurs du Roosevelt Institute ont relevé qu’aucun des exemples d’austérité conduisant à une expansion de l’économie qu’invoque l’article ne s’inscrit dans un contexte d’effondrement économique ; des chercheurs du FMI ont constaté que l’évaluation par Alesina-Ardagna des politiques budgétaires n’avait qu’un lointain rapport avec les changements réels de politique. “Dès la mi-2011, écrit Mark Blyth, le soutien empirique et théorique à l’austérité expansionniste a commencé à se désagréger.” Petit à petit, sans tambour ni trompette, l’idée que la rigueur pouvait booster l’économie a disparu de la scène publique.



Reinhart et Rogoff ont tenu plus longtemps, même si leur travail avait dès le début suscité de sérieuses questions. Dès juillet 2010, Josh Bivens et John Irons, de l’Economic Policy Institute, avaient identifié à la fois une erreur manifeste – une mauvaise interprétation des statistiques américaines portant sur la période de l’immédiat après-guerre – et un grave problème conceptuel. Reinhart et Rogoff n’apportaient pas la preuve qu’une dette élevée entraînait une croissance faible plutôt que l’inverse, et d’autres éléments indiquaient que cette dernière hypothèse était la plus probable. Mais ces critiques n’avaient guère eu d’impact.



C’est pourquoi, en avril dernier, la révélation des erreurs commises par Reinhart et Rogoff a provoqué un choc. Malgré l’importance qu’avaient prise leurs travaux, ils n’avaient encore jamais rendu publiques leurs données. Ils ont fini par transmettre leurs feuilles de calcul à Thomas Herndon, un étudiant de troisième cycle de l’université du Massachusetts à Amherst, qui les a trouvées très bizarres. Il a décelé une erreur dans des formules de calcul Excel, qui n’avait toutefois qu’une influence minime sur les conclusions. Mais, surtout, le corpus de données n’intégrait pas plusieurs pays alliés – Canada, Nouvelle-Zélande et Australie – qui avaient émergé de la Seconde Guerre mondiale avec un endettement élevé tout en affichant une solide croissance. Enfin, les chercheurs avaient utilisé un critère d’évaluation pour le moins étrange, puisque chaque “épisode” d’endettement élevé, qu’il soit survenu pendant une seule année de stagnation ou au cours d’une période de dix-sept années de croissance vigoureuse, comptait autant.



Ainsi le “seuil” des 90 % s’évanouissait, et les histoires effrayantes qu’on nous racontait pour vendre l’austérité perdaient toute crédibilité.



Sans surprise, Reinhart et Rogoff ont tenté de défendre leurs travaux ; leurs réponses ont été au mieux faibles, au pire évasives. En réalité, les effets apparents sur la croissance d’une dette passant de… disons 85 % à 95 % du PIB sont minimes et ne justifient en rien cette panique qui a si fortement influencé les politiques économiques récentes.



La théorie de la rigueur se trouve donc dans une bien mauvaise passe. Ses prévisions se sont révélées fausses ; les travaux académiques qui la fondaient se sont couvert de ridicule. Mais, comme je l’ai souligné, rien de tout cela (à l’exception de l’erreur dans les feuilles de calcul Excel) n’aurait dû surprendre : les principes fondamentaux de la macroéconomie auraient dû inciter chacun d’entre nous à s’attendre à ce qui est arrivé.



Mais alors pourquoi cette théorie a-t-elle exercé une telle emprise sur l’élite ? Tout le monde aime les histoires édifiantes. “Car le salaire du péché, c’est la mort” est un message bien plus satisfaisant que “parfois ça merde”. Nous désirons tous que les événements aient une signification. Appliqué à la macroéconomie, ce désir de dégager un sens moral nous prédispose à croire aux récits qui attribuent la douleur d’une crise aux excès du boom qui l’a précédé – et nous conduit peut-être à penser que la douleur est nécessaire, qu’elle fait partie d’un inévitable processus de nettoyage. Quand, pendant la crise de 1929, [le secrétaire d’Etat au Trésor] Andrew Mellon a conseillé à Herbert Hoover de laisser la dépression suivre son cours afin de “purger la pourriture” du système, beaucoup de gens étaient moralement d’accord avec lui.



Dans The Alchemists, Neil Irwin analyse les motivations de Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, quand il recommandait la mise en œuvre de sévères politiques d’austérité. “Trichet partageait un point de vue, particulièrement répandu en Allemagne, qui était enraciné dans une sorte de moralisme. La Grèce avait trop dépensé et s’était trop endettée. Elle devait réduire ses dépenses et résorber ses déficits. Si elle montrait suffisamment de courage et de détermination politique, les marchés la récompenseraient en réduisant le coût de ses emprunts. Il avait une foi inébranlable dans le pouvoir de la confiance.”



Alors l’impulsion austérienne ne serait-elle qu’une affaire de psychologie ? Non, elle comporte aussi une bonne part d’intérêt bien compris. Comme l’ont souligné de nombreux observateurs, l’abandon des plans de relance peut être interprété, en quelque sorte, comme la volonté de donner priorité aux créanciers sur les travailleurs. L’inflation et la faiblesse des taux d’intérêt sont mauvaises pour les créanciers, même si elles favorisent la création d’emplois ; réduire les déficits publics dans un contexte de chômage de masse peut aggraver la récession, mais cela accroît les chances des détenteurs d’obligations d’être entièrement remboursés. Je ne pense pas que quelqu’un comme Jean-Claude Trichet ait consciemment et cyniquement servi des intérêts de classe aux dépens du bien-être général. Mais son sens de la moralité économique correspondait parfaitement aux priorités des créanciers, et cela tombait bien



Notons également que, si depuis la crise financière la politique économique est un lamentable échec, elle n’a pas été si mauvaise que ça pour les riches. Le chômage de longue durée se maintient à un niveau jamais vu, mais les bénéfices des entreprises se sont redressés ; le revenu médian végète, mais les indices boursiers des deux côtés de l’Atlantique ont retrouvé leur niveau maximal d’avant la crise. Il serait peut-être excessif de dire que les 1 % les plus riches profitent de la dépression, mais il est clair qu’ils n’en souffrent guère, et cela a probablement quelque chose à voir avec la volonté des décideurs politiques de persister dans la voie de l’austérité.



C’est une histoire terrible, notamment en raison des immenses souffrances qu’ont entraînées ces erreurs politiques. Mais c’est aussi une histoire profondément inquiétante pour ceux qui aiment à penser que la connaissance peut améliorer le monde. Les décideurs et les leaders d’opinion se sont servis de l’analyse économique comme un poivrot se sert d’un lampadaire : pour s’appuyer, pas pour être éclairé. Les économistes qui ont dit à l’élite ce qu’elle voulait entendre ont été célébrés, malgré les nombreuses preuves de leurs erreurs ; et, bien qu’ils aient souvent eu raison, les économistes critiques ont été ignorés. La débâcle de Reinhart-Rogoff a fait naître parmi ces derniers l’espoir que la logique et l’évidence commencent enfin à compter. Mais il est trop tôt pour dire si, à la suite de ces révélations, la théorie de l’austérité va vraiment relâcher son emprise sur la politique économique.

 





—Paul Krugman





jeudi 6 juin 2013

Sans transition : un militant d’extrême gauche battu à mort par des Skinheads.


En France, en 2013, on peut mourir, en pleine jeunesse, sur la place publique, sous les coups de ses semblables. Apparemment, les raisons de l’agression sont politiques. Encore une preuve de  la banalisation de la violence en générale et de la banalisation des discours extrémistes en particulier.



Voilà, donc disent certains que cela recommence. Avouons plutôt que cela continue… L’histoire est apaisante, rassurante ; tout se déroule comme prévu. Un plan sans accroc. Une pelote qui se défile gentiment, doucement. Toujours le même contexte qui déclenche toujours les mêmes réactions sur fond d’indifférence générale.

La seule petite différence c’est le temps que toutes les gesticulations habituelles vont durer. Tout va plus vite désormais grâce aux révolutionnaires nouvelles technologies, grâce aux merveilles communicatives des réseaux sociaux., grâce aux formidables chaines d'informations en continu. Tout fonce, fuse et… fond comme neige au soleil… d’autant plus qu’une partie de jeu de raquettes importante pour le pays se profile dans quelques heures et d’autant plus qu’enfin les beaux jours sont là, après ce temps pourri que l’on a eu ces dernières semaines, ma petite dame…

On aura tout loisir pendant quelques heures cependant, d’entendre les rengaines réactives qui en deviennent elles-mêmes révoltantes tant elles sont désormais dénuées de sens à force d’avoir été rabâchées dans toutes les circonstances imaginables, et surtout tant elles sont toujours sans aucun effet. « Je suis indigné, blablabla, je condamne avec la plus grande fermeté, blablabla, France pays des droits de l’homme, blablabla, crime odieux de l’extrême droite, blablabla, la police et la justice doivent mener l’enquête qui conduira à l’identification des coupables, blablabla, marche blanche, blablabla, c’est intolérable, blablabla, ils ne passeront pas, blablabla, un acte dramatique, ignoble, blablabla, justice doit faire son travail, blablabla, inacceptable, blablabla, totale détermination à poursuivre les responsables de ce meurtre horrible, blablabla, appeler à la manifestation, blablabla, attention aux amalgames, blablabla, mobilisons nous, blablabla, quelle honte, blablabla, c’est scandaleux, blablabla, rassemblements, blablabla… »

Tout ceci, évidemment dans la précipitation sans que l’on sache vraiment les circonstances des évènements. Mais ne nous assurons pas du fait et inquiétons-nous avant tout de la cause. Il faut réagir, il faut donner son sentiment. Marquer le coup. Se montrer. Récupérer...

De toutes façons, peu importe, ça passera, ça passe, toujours, …, et ça repart : le chômage atteint 10,5%, sans transition, la météo, sans transition, 28ème règlement de compte à Marseille, sans transition, Ronaldo au PSG, sans transition, encore un élève tué dans une bagarre devant son collège, sans transition, les sorties ciné de la semaine, sans transition, 80000 morts en Syrie, sans transition, rebondissement dans l’affaire DSK, sans transition, sans transition, …

Il ne reste plus qu’à espérer une chose de ce drame, même si là encore c’est une banalité désarmante : que cette mort horrible ne soit pas inutile. Que cette mort horrible soit une prise de conscience générale. Que cette mort horrible soit un dernier avertissement et que nous saurons donc éviter les jours sombres qui se profilent toujours dans les circonstances dans lesquelles nous sommes.

Peut-on encore espérer ? Car c’est l’ignorance qui conduit à l’indifférence et qui dans un climat de souffrance sociale et morale mène inexorablement à la haine généralisée et à la violence banalisée...




mercredi 5 juin 2013

Hugo, Les Misérables, L'émeute

Il y a des moments où l’on ressent vraiment cette ambiance… 


"De quoi se compose l'émeute ? De rien et de tout. D'une électricité dégagée peu à peu, d'une flamme subitement jaillie, d'une force qui erre, d'un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte.

Où ?

Au hasard. À travers l'État, à travers les lois, à travers la prospérité et l'insolence des autres.

Les convictions irritées, les enthousiasmes aigris, les indignations émues, les instincts de guerre comprimés, les jeunes courages exaltés, les aveuglements généreux ; la curiosité, le goût du changement, la soif de l'inattendu, le sentiment qui fait qu'on se plaît à lire l'affiche d'un nouveau spectacle et qu'on aime au théâtre le coup de sifflet du machiniste ; les haines vagues, les rancunes, les désappointements, toute vanité qui croit que la destinée lui a fait faillite ; les malaises, les songes creux, les ambitions entourées d'escarpements ; quiconque espère d'un écroulement une issue ; enfin, au plus bas, la tourbe, cette boue qui prend feu, tels sont les éléments de l'émeute.

Ce qu'il y a de plus grand et ce qu'il y a de plus infime ; les êtres qui rôdent en dehors de tout, attendant une occasion, bohèmes, gens sans aveu, vagabonds de carrefours, ceux qui dorment la nuit dans un désert de maisons sans autre toit que les froides nuées du ciel, ceux qui demandent chaque jour leur pain au hasard et non au travail, les inconnus de la misère et du néant, les bras nus, les pieds nus, appartiennent à l'émeute.

Quiconque a dans l'âme une révolte secrète contre un fait quelconque de l'État, de la vie ou du sort, confine à l'émeute, et, dès qu'elle paraît, commence à frissonner et à se sentir soulevé par le tourbillon.

L'émeute est une sorte de trombe de l'atmosphère sociale qui se forme brusquement dans de certaines conditions de température, et qui, dans son tournoiement, monte, court, tonne, arrache, rase, écrase, démolit, déracine, entraînant avec elle les grandes natures et les chétives, l'homme fort et l'esprit faible, le tronc d'arbre et le brin de paille.

Malheur à celui qu'elle emporte comme à celui qu'elle vient heurter ! Elle les brise l'un contre l'autre.

Elle communique à ceux qu'elle saisit on ne sait quelle puissance extraordinaire. Elle emplit le premier venu de la force des événements ; elle fait de tout des projectiles."


Hugo, Les Misérables, Tome IV L’idylle de la rue Plumet, Livre Xème, Chapitre 1, 1862. 

Source : In Libro Veritas


Raison pour laquelle les rues ne sont plus pavées 

samedi 1 juin 2013

Aux députés,


Il est certain qu'à l'heure où nous sommes, la misère pèse sur le peuple. Quelles sont les causes de cette crise ? Les longues agitations politiques, les lacunes de la prévoyance sociale, l'imperfection des lois, les faux systèmes, les chimères poursuivies et les réalités délaissées, la faute des hommes, la force des choses.

Voilà, de quelles causes est sortie la misère. Cette misère, cette immense souffrance publique, est aujourd'hui toute la question sociale, toute la question politique.

Elle engendre à la fois le malaise matériel et la dégradation intellectuelle ; elle torture le peuple par la faim et elle l’abrutit par l'ignorance. Cette misère, je le répète, est  aujourd'hui la question d'état. Il faut la combattre, il faut la dissoudre, il faut la détruire, non-seulement parce que cela est humain, mais encore parce que cela est sage. La meilleure habileté aujourd'hui, c'est la fraternité. (...)

Cette misère est là, sur la place publique. L'esprit d'anarchie passe et s'en empare. Les partis violents, les hommes chimériques, le terrorisme surviennent, trouvent la misère publique à leur disposition, la saisissent et la précipitent contre la société. Avec de la souffrance, on a sitôt fait de la haine ! (...)

Que faire donc en présence de ce danger ? Je viens de vous le dire. Oter la misère de la question. La combattre, la dissoudre, la détruire. Voulez-vous que les mauvais partis ne puissent pas s'emparer de la misère publique ? Emparez-vous-en. Ils s'en emparent pour faire le mal, emparez-vous-en pour faire le bien. Il faut détruire le faux socialisme par le vrai. C'est là votre mission. Oui, il faut que l'assemblée nationale saisisse immédiatement la grande question des souffrances du peuple. Il faut qu'elle cherche le remède, qu'elle le trouve !

Il y a là une foule de problèmes qui veulent être mûris et médités. Il importe que l'assemblée nomme une grande commission centrale, permanente, métropolitaine, à laquelle viendront aboutir toutes les recherches, toutes les enquêtes, tous les documents, toutes les solutions. Toutes les spécialités économiques, toutes les opinions même, devront être représentées dans cette commission, qui fera les travaux préparatoires ; et, à mesure qu'une idée praticable se dégagera de ses travaux, l'idée sera portée à l'assemblée qui en fera une loi.

Le code de l'assistance et de la prévoyance sociale se construira ainsi pièce à pièce avec des solutions diverses, mais avec une pensée unique. Il ne faut pas disperser les études ; tout ce grand ensemble veut être coordonné. Il ne faut pas surtout séparer l'assistance de la prévoyance, il ne faut pas étudier à part les questions d'hospices, d'hôpitaux, de refuges,... Il faut mêler le travail à l'assistance, ne rien laisser dégénérer en aumône.

Il y a aujourd'hui dans les masses de la souffrance ; mais il y a aussi de la dignité. Et c'est un bien. Le travailleur veut être traité, non comme un pauvre, mais comme un citoyen. Secourez-les en les élevant. (...)

Il faut, vous majorité, vous assemblée, montrer votre coeur à la nation, venir en aide aux classes souffrantes par toutes les lois possibles, sous toutes les formes, de toutes les façons, ouvrir les ateliers et les écoles, répandre la lumière et le bien-être, multiplier les améliorations matérielles et morales, diminuer les charges du pauvre, marquer chacune de vos journées par une mesure utile et populaire ; en un mot, dire à tous ces malheureux égarés qui ne vous connaissaient pas et qui vous jugeaient mal :-« Nous ne sommes pas vos vainqueurs, nous sommes vos frères ».


Victor Hugo, Assemblée Nationale, Juin 1849.