Raphaël Enthoven anime sur France
Culture une émission intitulée le Gai savoir. Il y est question de littérature,
de philosophie. Pendant une heure, on profite de lectures d'extraits et des
commentaires du philosophe accompagné d'une jeune femme, Paola Raiman qui
semble jouer le rôle de faire-valoir indispensable à une émission qui se
propose comme un dialogue philosophique.
Comme tous ses camarades qui
osent se montrer dans les médias et notamment à la télévision, Raphaël Enthoven
essuie des critiques. C'est inévitable. Tant sur le fond, points de vue,
interprétations, et c'est plutôt sain, que sur la forme, phrasé, tics de
langage, manière, c'est un peu plus discutable, mais après tout...
Les émissions culturelles sur les
ondes publiques ne sont pas légion, alors je dois avouer que je prends du
plaisir à écouter, pendant une heure sans interruption publicitaire, disserter
sur quelques pages de Victor Hugo, de Montaigne, ou Camus...
Il ne faut pas se plaindre du
mépris de la culture dans les médias, critiquer sans cesse son absence, la part
belle donnée aux ineptes jeux ou émissions de télé réalité, et cracher sur ceux
qui s'évertuent à résister, à tirer encore le public vers le haut. Bref. Je
préfère Enthoven à Hanouna.
Or, dans le cadre d'une de ses
récentes émissions consacrée à Tocqueville et pour illustrer les propos de ce
dernier sur le régime démocratique, le talentueux Raphaël a pris le parti de
diffuser un extrait d'une critique d'un «Youtuber» auto proclamé expert
cinématographique, Durendal.
Le lien vers l'émission: Le Gai savoir. Un notre est-il possible? 21 décembre 2014
Il s'agissait de proposer un
exemple concret à la démonstration de «l'abaissement généralisé des âmes.»
Les réactions furent, aux dires
du sieur Raphaël, d'une ampleur et d'une violence jamais atteintes
jusqu'alors... On reproche principalement aux animateurs de l'émission d'avoir
osé jeter en pâture sur les grandes ondes un pauvre jeune garçon, représentant
méritant d'un média inédit, innovant, iconoclaste et libertaire, YouTube, comme
ça, gratuitement, sans retenue, pour le plaisir de nuire, par jalousie
médiatique, par crainte de se voir délester de leur emprise intellectuelle sur
le bon peuple, eux les représentants d'une caste élitiste et d'un média du
passé et aux abois...
Il ne s'agit pas ici de rentrer
dans la comparaison puérile entre les deux camps: «C'est lui qui a commencé».
«Si un youtuber obscur peut insulter, appeler à la mort quiconque lui déplaît
alors il doit accepter de recevoir verte remarque en retour». «Les mots du
premier sont plus violents que ceux du second». ... Tout cela a déjà été fait.
Lisez les commentaires de l'émission.
Mais il faut bien constater le
choc générationnel, le choc culturel, technologique aussi, de deux univers qui
ne pouvaient auparavant se rencontrer. Presse, radio, télévision ne permettaient
pas de confrontation directe de ce type entre des représentants de divisions
aussi éloignées l'une de l'autre.
Et il faut bien constater que la
démonstration radiophonique du philosophe est finalement très convaincante. La
deuxième émission, (qui avait été annoncée, on ne peut donc taxer maître
Enthoven de droit de réponse et de vengeance offerte par le service public),
illustre avec encore plus de force la validité des thèses de Tocqueville.
Le Gai Savoir. La tyrannie de la majorité. 8 février 2015
Notons d'ailleurs que le docte
Raphaël semble bien concevoir à quoi il s'expose. Il relève d'emblée qu'il «est
contaminé par cet abaissement général des âmes» en citant Durendal. Il se
baisse et met les mains dans la boue pour mieux donner à la voir à ses
contemporains. Et il est difficile ensuite de se débarrasser de la souillure...
On pourrait avancer que Raphaël
Enthoven, du fait de sa position, de son savoir, aurait dû faire preuve de plus
de responsabilités... Et peut-être se taire... Ne pas donner de l'audience à la
«bave du crapaud». C'est recevable. L'argumentation en aurait été moins
puissante tout de même. Et puis... il faudrait donc que la supériorité
intellectuelle abdique? Les universitaires, et notamment ceux issus des
sciences humaines, ne sont-ils pas déjà assez silencieux? Quand est-il donné à
entendre à des heures décentes des exposés sur nos grands auteurs? Sont-ils
nombreux dans les cabinets ministériels à offrir leurs connaissances au bien
public? Quand use-t-on de l'histoire, de la littérature, et de la philosophie,
concrètement, pour l'amélioration du cadre de vie commun? Et il faudrait qu'ils
se taisent? Devant la facilité? Devant la méchanceté gratuite? Devant la
jeunesse juste parce qu'elle est jeune?
Cet abaissement généralisé des
âmes ne date pas d'hier. Tout ceci n'est pas le fait d'internet. Voilà bien
longtemps que la télévision avait préparé le terrain. Internet, les réseaux
sociaux ne font qu'amplifier le phénomène. Depuis des années, la télévision a
tout nivelé. Tout est traité de la même façon. Le format ultime et niveleur est
le journal télévisé. La grande formule indémodable «sans transition» le prouve
à elle seule. Le football se trouve sur le même plan que la diplomatie. Un
scientifique nobelisé jouxte un acteur de comédie à succès. Le temps qu'il fait
ou qu'il va faire occupe autant si ce n'est plus d'espace que la destinée
politique du pays. Et la publicité cadre, rythme l'ensemble. On a plus le désir
de vendre que l'on ne veut réellement informer. (Au passage, Internet n'est-il
pas dans la même logique? YouTube est également un support publicitaire. J'ai
cru comprendre que le surnommé Durendal lançait un modèle payant pour son
activité...)
Les émissions télévisées ne sont
plus spécialisées depuis longtemps. Tout le monde s'assoit autour d'une table
et donne son avis sur tout. Le conflit Israël-Palestine est abordé par le
philosophe puis par l'actrice oscarisée. Les institutions politiques d'une
éventuelle VIème République sont traitées par le candidat d'un parti et par un
chanteur à un succès....
Je l'avoue. Je me sens concerné
par cette problématique Durendal-Enthoven. Parce que je me rends compte, avec
ce blog, que je participe aussi à l'abaissement généralisé des âmes. J'ai
souvent mauvaise conscience. Internet, ce média formidable, me donne le moyen de
m'exprimer. Je le prends. Je ne suis pas agrégé. Je suis simplement titulaire
de ce que l'on appelait dans un ancien temps, une maîtrise. Mon audience est
limitée et me chagrine parfois. Oui, j'ai de l'amour propre, comme tout le
monde. Mais je fais de mon mieux à mon modeste niveau en respectant des règles
intellectuelles et de savoir-vivre. Je ne m'arroge pas le droit d'interpeller
et d'en remontrer à des personnes reconnues juste parce que les réseaux sociaux
me le permettent. Humilité face aux titres du savoir ou face au talent. Cela
paraît suranné; ce ne serait pas contre mon caractère mais contre mon éducation
que de faire autrement.
Il ne faut pas aller jusqu'à
faire taire les Durendal. Beaucoup d'autres, dont je fais partie, jouissent de
la même liberté qu'eux... Du bien, du bon, peuvent en sortir. De plus, toutes
les chroniques et les vidéos du concerné ne sont pas du niveau de celle
incriminée par le Gai savoir. Il faut
le reconnaître. Il n'insulte pas, ni n'appelle au meurtre de façon systématique
et semble avoir bien mieux préparé parfois au lieu de céder à la spontanéité et
l'improvisation. Enfin, tous les vidéastes amateurs du net ne se valent pas. La
généralisation Enthovenienne peut apparaître exagérée, il est vrai, même si la
démonstration est efficace. Durendal prend un peu pour beaucoup d'autres mais
l'extrait en question, il est vrai également, ne lui en déplaise, est édifiant.
Il avait les moyens de reconnaître dans sa réponse publiée sur Facebook qu'il
avait été sans doute trop loin. Il pouvait se grandir à peu de frais.
Il faudrait finalement se
confronter bientôt, très vite, à la question de la responsabilité de la parole
sur Internet, à la question de l'impunité totale dont certains pensent jouir de
YouTube à Twitter en passant par Facebook. Tout le monde fréquente le même
espace, se rencontre, se croise, se heurte parfois, mais sans respecter les
mêmes règles. Tout ce monde, souvent de générations différentes, ne respecte
pas, du fait d'une éducation différente, les mêmes codes, les mêmes principes,
les mêmes valeurs, les mêmes lois. Dans tous les espaces de notre quotidien,
nous sommes dans l'obligation de suivre les préceptes de la loi, de la morale
et de la bienséance. Code de la route ou politesse par exemple. Parce que nos
responsabilités vis à vis d'autrui sont le gage d'une existence sûre et
agréable en communauté. Internet semble être un lieu à part, non concerné par
cette préoccupation.
Il faut donc adapter ce nouveau
support culturel, mode d'expression, de communication, de diffusion
d'informations. Appliquer les anciennes règles? En inventer de nouvelles?
L'expression employée par
Enthoven voyant Internet comme «un revolver dans les mains de milliers
d'adolescents» prend un écho particulier quand on sait les suicides tentés ou
réussis de jeunes harcelés sur les réseaux sociaux, phénomène qui s'amplifie,
mais surtout après les attentats du mois de janvier 2015 et la recrudescence de
la propagande et de la logistique terroriste sur le réseau informatique. Les
mots du philosophe sont durs. C'est vrai. Mais la réalité l'est bien plus.
On peut voir finalement dans
cette confrontation Durendal-Enthoven la marque de la faiblesse de notre
enseignement, de notre éducation, qui devient de moins en moins humaniste.
Certains ne se tempèrent plus, se permettent tout. Ils ne s'empêchent plus, ce
qui est pourtant la marque de notre humanité. Ils ne pratiquent plus la nuance.
Ils se laissent emporter par leurs possibilités, certains disent libertés; ils
ne se limitent plus.
On ne se reconnaît plus aucune
autorité et surtout intellectuelle parce que l'on est témoin, partout, tout le
temps, dans nos médias, d'un nivelage des propos. Or, si tout a la même
importance, alors plus rien n'a d'importance.
BH
"Vous me rendrez raison Monsieur" |