Deux textes.
Deux évocations littéraires des combats des
tranchées lors de la Première guerre mondiale.
Un moyen d’observer la nécessité
des cours de littérature au collège et au lycée. Les mots, la grammaire, les
figures de rhétorique ont un pouvoir. Le style d’un auteur, loin d’être
seulement un ornement, un choix artistique, est également le moyen de renforcer
ses intentions. Le but d’un exercice comme le commentaire composé au
baccalauréat est d’étudier en quoi le style renforce parfois les
intentions d’un auteur.
Tous les textes n’ont pas pour
seule finalité la beauté. Savoir déceler les procédés d’écriture, les analyser,
identifier les contextes d’écriture, déterminer les parcours des auteurs, sont
des moyen de se préparer au métier de citoyen. C’est une démarche à suivre au
quotidien lorsque que l’on lit la presse, lorsque l’on écoute les discours de
nos élus ou de ceux et celles qui aspirent à l’être… ou lorsque l'on est soumis à la publicité et aux réseaux sociaux...
Tout d’abord, Lisons
les deux extraits.
Texte 1.
Brusquement, devant nous, sur toute la
largeur de la descente, de sombres flammes s'élancent en frappant l'air de
détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du
ciel, des explosifs sortent de la terre. C'est un effroyable rideau qui nous
sépare du monde, nous sépare du passé et de l'avenir. On s'arrête, plantés au
sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts ; puis un effort
simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche,
on se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec
de stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond où nous
nous précipitons pêle-mêle, s'ouvrir des cratères, ça et là, à côté les uns des
autres, les uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges.
Des rafales se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu'on se sent
annihilé par le seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles
de débris qui se forment en l'air.
On voit, on sent passer près de sa tête
des éclats avec leur cri de fer rouge dans l'eau. À un coup, je lâche mon
fusil, tellement le souffle d'une explosion m'a brûlé les mains. Je le ramasse
en chancelant et repars tête baissée dans la tempête à lueurs fauves, dans la
pluie écrasante des laves, cinglé par des jets de poussier et de suie.
Les stridences des éclats qui passent vous
font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous traversent les tempes,
et on ne peut retenir un cri lorsqu'on les subit.
On a le cœur soulevé, tordu par l'odeur
soufrée. Les souffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent.
On bondit ; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent, s'aveuglent et
pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par une avalanche fulgurante, qui
tient toute la place. C'est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de
flammes et ces horribles nuées verticales. On passe. On est passé, au hasard :
j'ai vu, ça et là, des formes tournoyer, s'enlever et se coucher, éclairées
d'un brusque reflet d'au-delà. J'ai entrevu des faces étranges qui poussaient
des espèces de cris, qu'on apercevait sans les entendre dans l'anéantissement
du vacarme. Un brasier avec d'immenses et furieuses masses rouges et noires
tombait autour de moi, creusant la terre, sortant de dessous mes pieds, et me
jetant de côté comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un
cadavre qui brûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillait
sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui se déplaçait
près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumée. À notre droite,
tout au long du boyau 97, on a le regard attiré et ébloui par une file
d'illuminations affreuses, serrées l'une contre l'autre comme des hommes.
- En avant !
Maintenant, on court presque. On en voit
qui tombent tout d'une pièce, la face en avant, d'autres qui échouent
humblement, comme s'ils s'asseyaient par terre. On fait de brusques écarts pour
éviter les morts allongés, sages et raides, ou bien cabrés, et aussi, pièges
plus dangereux, les blessés qui se débattent et qui s'accrochent.
Le Boyau International!
On y est. Les fils de fer ont été déterrés
avec leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés, balayés,
poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces grands buissons de fer
humides de pluie, la terre est ouverte, libre. [...]
- En avant ! crie un soldat quelconque.
Alors tous reprennent en avant, avec une
hâte croissante, la course à l'abîme. [...]
Une nuée de balles gicle autour de moi,
multipliant les arrêts subis, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes,
les plongeons faits d'un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les
exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les " han ! "
terribles et creux où la vie entière s'exhale d'un coup. Et nous qui ne sommes
pas encore atteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons,
parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notre chair.
Henri BARBUSSE, Le Feu, Journal d'une escouade, 1916,
Texte 2.
« Debout les morts »
Je me retourne vers les cadavres
étendus. Je pense : « Alors, leur sacrifice va être inutile ? Ce
sera en vain qu’ils seront tombés ? Et les Boches vont revenir ? Et
ils nous voleront nos morts ?... ». La colère me saisit. De mes
gestes, de mes paroles exactes, je n’ai plus souvenance. Je sais seulement que
j’ai crié à peu près ceci : « Holà ! Qu’est-ce que vous foutez
par terre ? Levez-vous, debout ! et allons foutre ces cochons-là
dehors ! »
Debout les morts !... Coup
de folie ? Non. Car les morts me
répondirent. Ils me dirent : »Nous te suivons. » Et se
levant à mon appel, leurs âmes se mêlèrent à mon âme et en firent une masse de
feu, un large fleuve de métal en fusion. Rien ne pouvait plus m’étonner,
m’arrêter. J’avais la foi qui soulève les montagnes. Ma voix, éraillée et usée
à crier des ordres pendant ces deux jours et cette nuit, m’était revenue,
claire et forte.
Ce qui s’est passé alors ?
Comme je ne veux vous raconter que ce dont je me souviens, en laissant à
l’écart ce que l’on m’a rapporté par la suite, je dois sincèrement avouer que
je ne le sais pas, il y a un trou dans mes souvenirs, l’action a mangé la
mémoire. J’ai simplement l’idée vague d’une offensive désordonnée. Nous sommes
deux, trois, quatre ou plus contre une multitude, mais cela nous est orgueil et
réconfort. Un des hommes de ma section, blessé au bras, continuait de lancer
sur l’ennemi des grenades tachées de son sang. Pour moi, j’ai l’impression d’avoir
eu un corps grandi et grossi démesurément, un corps de géant, avec une vigueur
surabondante, illimitée, une aisance extraordinaire de pensée qui me permettait
d’avoir l’œil de dix côtés à la fois, de crier un ordre à l’un tout en donnant
à un autre un ordre par geste, de tirer un coup de fusil et de me garer en même
temps d’une grenade menaçante. Prodigieuse intensité de vie, avec des
circonstances extraordinaires. Par deux fois les grenades nous manquent, et par
deux fois nous en découvrons à nos pieds des sacs pleins, mêlés aux sacs à
terre. Toute la journée, nous étions passés dessus sans les voir. Mais
c’étaient les morts qui les avaient mis là ?...
Maurice Barrès,
« Debout les morts » 17 novembre 1915,
dans Chroniques de la grande guerre,
1920-1924.
Ensuite, lisons, les
notions biographiques des deux auteurs et les contextes d’écriture.
Henri Barbusse (1873-1935) s’engage
volontairement à quarante et un ans en 1914. Blessé, il rédige son ouvrage, Le
Feu, Journal d’une escouade, à l’hôpital de Chartres en 1916. Il y relate
son expérience de soldat en Artois et en Champagne. Il est le premier à révéler
l’enfer des tranchées : la vie quotidienne dans la boue, avec les rats,
les poux ; les bombardements d'artillerie, les attaques à la baïonnette
dans la présence obsédante de la mort. Au chapitre 20, c'est l'assaut; il faut
essuyer un violent tir de barrage d'artillerie avant de parvenir à la tranchée
ennemie.
Maurice Barrès (1862-1923) est un écrivain nationaliste ayant affirmé
la culpabilité de Dreyfus. Rêvant d’une revanche sur l’Allemagne, après la
défaite de 1870, il est l’un des grands partisans de la guerre de 1914. Dans
les quatorze tomes de Chroniques de la grande guerre, Barrès a regroupé ses chroniques journalistiques qu’il rédigea
pendant la première guerre mondiale. Trop vieux pour faire la guerre, il
participait à sa façon en tentant de soutenir le moral des troupes et des
civils par ses écrits.
Enfin, observons les
analyses possibles des deux extraits.
=> Interprétation.
Axe
de lecture n°1
|
Axe
de lecture n°2
|
Axe
de lecture n°3
|
L’apocalypse
|
Le
soldat, un combattant ?
|
La
mort inévitable
|
A. Le monde des enfers
- métaphore « descente » → profondeur.
Monde souterrain.
- adjectifs qualificatifs d’une vision d’horreur→
amplification de l’atmosphère infernale
- Substantifs (« au-delà »)… et
adverbe(« monstrueusement ») → Peur, terreur du lecteur.
=> Univers de destruction. Rôle inutile de
l’homme
|
A. Deshumanisation des soldats
- prédominance du pronom personnel indéfini
« on » → groupe indistinct.
- Fin de l’extrait « nous » → groupe
plus petit : les survivants. Opposition aux morts et aux blessés.
- occurrence du « je » associé au
regard. → souvenir du narrateur ;témoignage. Aucune action de bravoure.
Témoin de la mort des autres
- désignation des soldats, « formes » ;
« faces », »tout d’une pièce » métonymie
« capote » → retire humanité
=> souligne le peu de valeur de la vie
humaine.
|
A. Omniprésence du danger
- champ lexical des armes → origines multiples de
la mort « canons » ; « explosifs »,
« balles », « éclats » ; « fusants ».
- CC de lieu → provenance multiples du danger.
Toutes les directions.
- comparaison « blessés » à des
« pièges » → aucune solidarité possible. Camarades assimilés à la
mort.
« vous » présence du destinataire pour
évoquer la souffrance→ implication du lecteur. Susciter sa compassion.
=> . Aucune issue. Fatalité du soldat.
|
B. Déchaînements de la nature
- métaphore filée : assimilation des canons
aux catastrophes naturelles (« cyclone » ;
« cratères » ; « lave » ;
« tourbillon » ;« flots »;
« tonnerre » ;« tempête » → puissance des armes
- Champ lexical des éléments Terre, eau, feu, air
→ Nature déchaînée dangereuse.
=> Barrage assimilé à une Lutte vaine des
soldats contre les éléments.
|
B. Soumission aux événements
- Champ lexical de la vue → aucune aide :
aveuglement du soldat.
- Champ lexical du bruit associé à la souffrance→
aucun repère.
- Soldat en position de COD → subit les actions
exprimées par les verbes, « nous poussent » « nous
balancent ».
- Champ lexical de la vitesse → aucune
compréhension des événements.
=> Aucune action possible. mise en valeur de
la force des tirs d’artillerie.
|
B. La course vers la mort
- Verbes de déplacement et champ lexical de la
profondeur → voyage vers la mort.
- métaphore de la tombe « terre
ouverte » ; « cratère » ; « trou ».→ champ
de bataille est assimilé à un charnier. « morts allongés, sages, raides
ou bien cabrés ».
- « abîme » pour tranchée → symbolise
la mort.
=> Assaut vers la tranchée ennemie n’est
qu’une course à la mort.
|
C. Absence de combat.
- une seule mention du mot soldat → retire la
qualité, le rôle de l’homme sur le champ de bataille.
- pas usage des armes, lâche son arme → pas
d’action. Soldat n’accomplit pas sa tâche.
- Verbes de déplacement uniquement pour les
actions des soldats → guerrier ne peut que se déplacer.
=> pas d’héroïsation du soldat.
|
C. Le hasard
- « au hasard » répétées à deux
reprises → souligne la soumission du soldat aux événements.
- Champ lexical du jeu→ rôle désuet du soldat
« jouet rebondissant ».
Métaphore « jeux de la mort » pour les
armes ennemies. → souligne le caractère cynique de la guerre moderne. Soldat
est un pantin.
=> champ de bataille est un terrain de jeu
macabre. Soldats sont des pions inutiles pour l’issue de la partie. Chair à
canons.
|
C. Destin inévitable
- litote « nous qui ne sommes pas encore
atteints » → renforce les faibles chances de s’en sortir indemne.
- « en avant » répétés 5 fois → aucun
moyen de reculer
- citation ligne 4-5 anaphore. « nous sépare
du monde, nous sépare du passé, de l’avenir ». → transformation durable
de l’homme par cette expérience.
=> isolement total du soldat. Traumatisme éternel
du soldat.
|
Plan possible de commentaire composé pour le texte de Barrès
- procédés →
Analyse=> Interprétation.
Axe
de lecture n°1
|
Axe
de lecture n°2
|
Axe
de lecture n°3
|
Une
Illusion de témoignage
|
Un combat irréel
|
L’apologie du sacrifice
|
A. Un soldat narrateur
-Première personne sing →illusion d’un narrateur
ayant vécu les faits.
-Langage familier et discours direct → illusion
du réel. Un soldat parle
-présent énonciation / temps du récit. → retour
sur les faits. Impression de témoignage
- marque du destinataire « vous » →
rapprochement narrateur et lecteur : illusion de réel encore une fois
=>volonté d’emporter l’adhésion du lecteur par
l’illusion d’un témoignage véridique
|
A. De l’épique…
- Adjectifs mélioratifs→ mise en valeur de
l’héroïsme
- Champ lexical combat, des armes → mise en
valeur de la dextérité du soldat.
- Première personne du pluriel → du Je au
nous : union des soldats. Mise en valeur de la solidarité au combat.
- petit nombre soldat / Multitude des ennemis.→
combat ultime. Renforce la bravoure.
-énumération, multiples actions simultanées →
enchainement des actions du soldat. Héros.
=> susciter l’admiration du lecteur
|
A. Le rôle des morts
- appel du vivant aux morts.→ Union de tous les
soldats
-réponse des morts. Italique.→ mise en valeur de
l’élément fantastique. Soutien moral
- munitions aux vivants. Deux fois → soutien
concret et répété
- fusion des âmes morts/ vivants → grandeur de la
cause.
-« foi », « Levez-vous » allusion
mystique. Religion. → Magnifier le combat. Caution religieuse.
=> Mort n’est pas inutile. Soutien aux civils.
Minimiser le traumatisme des chiffres de pertes.
|
B. Au cœur de l’action
- Présent de narration → récit vivant.
- Passé simple → mise en valeur d’un moment du
passé. Action de premier plan
- Rythme rapide → Vivacité du soldat. Mettre en
valeur les actes rapides et multiples
- verbes d’action → montrer la capacité de
réaction et de décision du soldat narrateur.
=> impressionner le lecteur par un récit vif,
haletant, d’un combat.
|
B … au fantastique
- Champ lexical Doute → intrusion d’un fait
inexplicable
- phrases interrogatives → renforce les doutes et
l’inexplicable
-« coup de folie ? »
« non » assurance du soldat en opposition avec le doute → caractéristique traditionnel d'un fait
fantastique. Intervention direct des tués au combat.
- transformation physique du soldat → mélange des
âmes. Fusion du monde spirituel et du monde réel.
=> donner l’impression d’une victoire
inéluctable. Vers la Propagande.
|
B. Le don de soi
- Emotion vive (« colère ») dépasse la raison
→ ne plus réfléchir pour la cause.
- Oubli et Champ lexical mémoire → Absence de
réflexion. Action spontanée.
- « sacrifice » → mourir pour la France
est glorifié.
- « grenades tachées de sang » → image :
donner son sang.
- phrase nominale → mise en valeur des
circonstances et des conséquences.
- Transformation physique → homme nouveau. Rendu
plus fort par la présence des morts.
=> Magnifier la Défense de la patrie. La
passion dépasse la raison.
|