Nos convictions, nos opinions sont-elles le fruit de notre environnement social et culturel ? Notre vision du monde, notre rapport aux autres, nos valeurs, nos choix politiques, nos idéaux ne sont-ils pas dictés par nos expériences, notre éducation ?
Lorsque l’on écoute, lit, les différents acteurs du débat économique et politique, on se rend compte que tous avancent des chiffres, des statistiques et en tirent des conclusions pour confirmer leurs avis, leurs thèses. Chaque camp propose des graphiques, des études, des données et les analyse pour en tirer des évidences propres à étayer leurs points de vue. Le plus étrange est d’observer parfois que les mêmes chiffres peuvent parvenir à des interprétations totalement opposées.
Peut-on faire des données statistiques des éléments objectifs et non plus seulement des illustrations, des exemples, des confirmations, soumis à nos points de vue.
Peut-on atteindre une objectivité argumentative par une analyse critique impartiale des données chiffrées, par « une rigueur de l’interprétation statistique ».
Lisons la réflexion suivante, tirée d’un blog de la Fondation pour l’innovation politique, trop-libre, (texte ici: Trop-Libre Cachez ces chiffres que je ne saurais voir).
Cachez ces chiffres que je ne saurais voir !
C’est une source d’émerveillement fréquent que le traitement des statistiques économiques et sociales dans un pays comme le nôtre, dont on connaît la rationalité cartésienne congénitale et l’excellence mathématicienne, prouvée par une avalanche de médailles Fields. Il est vrai que l’autre versant de notre culture, à la fois très « littéraire » et très politique, fait un sérieux contrepoids à ce culte de la rigueur ; contrepoids qui pourrait bien expliquer une attitude vis à vis des chiffres, où la volonté de NE PAS SAVOIR le dispute à l’habillage partisan et à la violation des règles du raisonnement statistique. Passe encore chez les hommes politiques pris par les impératifs de l’auto-justification électorale, mais le fait est plus surprenant chez des journalistes et carrément déroutant chez ces « fact-checkers » qui fleurissent un peu partout dans nos grands médias.
Dix grandes techniques « d’apprivoisement » des chiffres peuvent être ainsi recensées :
1/ la première est radicale : cachons ces chiffres que nous ne saurions voir ! Cette volonté pure et simple d’ignorance de données politiquement ennuyeuses est évidemment illustrée par le dossier du « gaz de schiste » sur lequel il est interdit par la loi de savoir l’essentiel : c’est-à-dire la connaissance, par l’exploration, de nos ressources en la matière. Connaissance préalable indispensable à toute décision publique sur une sujet capital pour le pays mais qui se heurte au sacro-saint « principe de précaution » : savoir est chose si dangereuse ! Cette étrange incuriosité caractérise aussi un autre dossier, passé comme une lettre à la poste grâce au timbre de la « justice sociale » : le retour à la retraite à 60 ans pour les « travailleurs » précoces. Personne n’a poussé la curiosité jusqu’à s’interroger sur les bénéficiaires réels de cette réforme (ou plutôt contre-réforme) : or le cumul des trois critères retenus (cotisants précoces, carrières continues et nombre d’enfants pour les femmes) favorise de façon écrasante les fonctionnaires.
2/ Le déni des faits les mieux établis est la deuxième solution : ainsi de la flexibilité du marché du travail qui, assure-t-on, « ne permet pas de diminuer le chômage » alors que toutes les expériences, nous disons bien toutes, prouvent exactement le contraire : à croissance égale, les pays « flexibles » ont entre deux et quatre points de chômage en moins que les pays « rigides ».
3/ La disqualification des sources gênantes : le récent débat sur l’absentéisme dans la fonction publique a été ainsi une occasion de choix pour conclure du caractère incomplet et incertain des données disponibles à l’impossibilité de… conclure. Or des chiffres partiels peuvent fort bien indiquer une tendance globale et les historiens connaissent même l’adage : « à chiffre faux, courbes vraies ». A tout le moins, l’insuffisance des statistiques doit inviter à les perfectionner et à les recouper, non à écarter le sujet lui-même. Autrement dit, l’absentéisme des fonctionnaires n’est pas, comme on a pu l’écrire, un « faux débat » mais un vrai problème !
4/La substitution – sans le dire – de données non ou très partiellement pertinentes par apport au sujet traité : ainsi sur une question concernant les immigrés, on donnera des statistiques concernant les étrangers ; sur l’enjeu de la compétitivité globale, les chiffres de la productivité horaire ; ou sur l’âge de la fin d’activité, celle de l’âge de la retraite.
5/ Lorsque les données décidément têtues et concordantes continuent de frapper à notre porte, nous sommes loin d’être pour autant démunis : il nous reste « l’habillage convenable » des statistiques par le choix biaisé des termes de la comparaison ou par le recours à des sources, des séries et des durées hétérogènes ; On comparera ainsi la situation nationales dans ces contextes internationaux radicalement différents ; des données brutes ( comprenant les plus et les moins) avec des données nettes (les soldes) ; des faits de court terme avec des tendances de long terme ; et on « lissera » les chiffres sur l’ensemble d’une année ou d’une période pour en dissimuler les à-coups : ainsi de « l’année 2012 » qui a vraiment bon dos : a-t-on ainsi remarqué que la totalité des destructions nettes d’emplois en 2012 (près de 100.000) est imputable aux mois de juin à décembre ?
Viennent ensuite, lorsqu’il s’agit d’interpréter les chiffres, les paresses ou les fautes caractérisées du raisonnement :
6/ Le contresens pur et simple : on a ainsi pu lire que le recours massif au temps partiel plutôt qu’au licenciement en Allemagne, pendant la crise de 2008-2009, était une illustration de la « rigidité » des relations de travail dans ce pays !
7/ L’énumération à la place du raisonnement : ainsi pour la compétitivité – après avoir nié tout simplement le problème, voir les techniques 1, 2 et 3 ci-dessus – qui « comprend bien d’autres facteurs que le seul « coût du travail » : certes, mais si ce coût est relativement trop élevé, ces « autres facteurs », comme l’innovation ou le dynamisme commercial, sont précisément en péril.
8/ Inversement, la corrélation prise pour causalité : « la crise actuelle est à la fois financière et budgétaire : donc la crise des banques est responsable de la crise de la dette ». « Notre système éducatif montre à la fois un fort taux de redoublement et un fort échec scolaire final : donc le redoublement entraîne l’échec scolaire ».
9/ L’imputation causale dissymétrique : « la prospérité sous le gouvernement X est due à sa bonne politique économique » ; « la prospérité sous le gouvernement Y est due à la bonne conjoncture mondiale » ; et inversement pour les mauvais résultats !
10/ La contradiction dans les constats faits et/ou dans le raisonnement suivi : « le précédent gouvernement a appauvri dramatiquement les services publics et a creusé dramatiquement le déficit public » ; « l’euro est trop fort, ce qui nuit aux exportations françaises et l’euro est trop fort, ce qui profite aux exportations allemandes ». Comprenne qui pourra !
Non, « les chiffres ne disent pas ce qu’on veut leur faire dire » !
Nous laissons aux lecteurs le soin de compléter ce florilège, constitué d’exemples tous avérés, et qu’ils reconnaîtront sans peine. Mais nous ne les laisserons pas penser que « l’on peut faire dire aux chiffres ce que l’on veut ». Il existe en effet des règles de l’interprétation statistique, qui sont les mêmes que celles de toute interprétation, c’est-à-dire aussi éloignées de l’acceptation naïve des données que des dangers mortifères de l’hyper-criticisme :
1/ respect des données établies par des sources concordantes et indépendantes les unes des autres.
2/ pertinence et cohérence de la grille de lecture qui doit comparer le comparable et s’en tenir tout au long de l’analyse au même principe d’interprétation.
3/ productivité de l’analyse, la meilleure étant celle qui rend compte du plus grand pourcentage des cas étudiés.
Ce que les Anglo-saxons nomment respectivement, accuracy, consistency et comprehensiveness. Il est vrai que les malheureux ne connaissent point les ressources sublimes de notre « cartésianisme » national…
Christophe de Voogd
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Voilà un article qui sous couvert de mettre en évidence la rigueur de l’interprétation statistique propose en fait l’éloge du libéralisme anglo-saxon tout en tombant dans tous les travers qu’il prétend dénoncer. Ce qui semble montrer que l’objectivité argumentative ne peut sans doute pas reposer sur des colonnes de chiffres.
Le titre de l’article est une référence à notre auteur emblématique mais finalement le Tartuffe n’est peut être pas celui que l’on croit.
Dès l’exorde, on est quelque peu surpris de voir la rationalité cartésienne accolée à l’adjectif qualificatif « congénitale » dont on connait dorénavant la portée péjorative. Un peu plus loin la culture littéraire est assimilée à un « sérieux contrepoids » et quand on lit la suite, on se demande bien pourquoi l’auteur n’a pas carrément utilisé le mot « boulet ». Reprenons…
Point 1. L’ignorance.
Le fait de savoir, le fait de connaître avec la plus grande précision statistique change-t-il toujours la nature du débat ? Faut-il être forcément soumis aux chiffres ? Et si l’on s’aperçoit que nos réserves de gaz de schiste sont extraordinairement phénoménalement incroyables, est-ce pour cela qu’il faudra les exploiter nécessairement ? Nos choix ne sont-ils pas parfois dictés par quelques considérations morales ou éthiques ? Je pense aux réactions outrancières qui vont animer l’auteur libéral de cet article. Ne peut-on pas avoir recours aussi à l’histoire ? Est-ce une matière encore trop littéraire ? Ne savons-nous pas déjà ce que provoquent les énergies fossiles sur l’environnement ?
Quant à sa remarque sur les fonctionnaires qui sont favorisés par le retour de la retraite à 60 ans pour les travailleurs précoces, elle perd de sa valeur car elle est assénée de façon péremptoire, avec utilisation d’un adjectif en italique, qui au lieu de renforcer la soi-disant conclusion la fait basculer dans le cliché le plus éculé sur le thème de « ces nantis de fonctionnaires ». (je précise ici que je ne suis pas fonctionnaire).
Point 2. Le déni
Admettons avec l’auteur encore une fois péremptoire, qu’il y ait effectivement 2 à 4 points de chômage en moins dans les pays dit « flexibles ». Peut-on évoquer le prix d’une telle flexibilité ? L’auteur n’est-il pas dans le déni des conséquences sociales que cela implique ? Après tout, le point 1 évoque l’ignorance volontaire… Alors peut-être faut-il également être dans la transparence totale sur les conséquences d’une flexibilité qui n’est d’ailleurs absolument pas définie ici.
Point 3. Disqualification
On cite ici un adage, « à chiffres faux, courbes vraies », pour justifier la rigueur statistique implacable. Un autre adage beaucoup plus célèbre avance : « les statistiques sont la forme la plus avancée du mensonge ». Nous voilà donc bien convaincus. L’auteur avance désormais que l’on peut donc se contenter, de chiffres partiels, de courbes, de tendances : cela est bien suffisant. Bel exemple de rigueur. On ne saisit plus trop alors pourquoi la phrase suivante invite à recouper et perfectionner les chiffres. A quoi bon ? Des tendances suffisent.
Pour l’exemple, revoilà la cible favorite de l’ultra libéral : les fonctionnaires. Cette fois ci, on aborde un nouveau cliché celui de leur absentéisme. Le choix de l’exemple discrédite une nouvelle fois l’auteur. Ici, on a l’impression qu’il suggère donc de mieux surveiller ces nantis de la fonction publique afin d’avoir des chiffres plus fiables permettant de mettre en évidence leur fainéantise. Ne peut-on employer ce temps précieux à des enquêtes plus constructives ? D’autres questions paraissent plus judicieuses à ce sujet : « si absentéisme il y a, pourquoi ? ».
Point 4. La substitution.
Il s’agirait de demander ici à l’auteur s’il est tout aussi gêné par la substitution lorsqu’elle concerne les mots. Quand on parle « d’unité » au lieu de « personne ayant été licenciée », ou de « charges » au lieu de « cotisation », ou de « flexibilité » au lieu de « remise en cause de l’existence des contrats à durée indéterminée », n’est ce pas non plus une forme d’apprivoisement, de manipulation du débat économique et social ? Par ailleurs, j’ai lu récemment d’excellents articles du Financial Times et du Guardian, dans lesquels nos amis anglais prouvaient l’excellente compétitivité de nos ouvriers.
Point 5 Habillage convenable.
Ne peut-on pas reprocher à l’auteur d’être pris en flagrant délit « d’apprivoisement » dans les points 1-2-3-4 avec les exemples qu’il a sélectionnés ? Et dans ce point 5 même? L’allusion au mois de juin 2012 renvoie évidemment à la période suivant l’élection de François Hollande. Au lieu d’utiliser l’écriture italique, il faudrait demander à l’auteur de ne plus avancer masqué : il aurait plus de courage et paraitrait moins hypocrite, moins Tartuffe, s’il écrivait en lettres majuscules : FRANCOIS HOLLANDE EST L’UNIQUE RESPONSABLE DE LA HAUSSE DU CHOMAGE SUR L’ANNEE 2012. Nous reviendrons sur ce point.
Point 6. Le contre-sens.
On abandonne ici les explications et l’on cite juste un exemple. Encore une fois, c’est une affirmation péremptoire, sortie d’on ne sait où. C’est au moins le moyen de sortir la grande et valeureuse Allemagne qui sert de comparaison à tous les détracteurs du modèle social français.
Point 7. Enumération
Bon, à défaut de rigueur de l’interprétation statistique, on se retrouve avec une tentation de simplification. Seulement un exemple encore une fois. Son choix suit encore le petit manuel du libéral accompli : voilà le fameux « coût du travail ». On en déduit ici, après une fausse concession, « certes » est automatiquement annulé par « mais », que le coût du travail est LA cause du malheur économique et social de notre pays. A noter que l’adverbe « relativement » est le signe d’une analyse statistique rigoureuse
Point 8.Corrélation Causalité
Rappelons la définition de Corrélation : « dépendance entre deux phénomènes, indiquant un effet de causalité ou une fonction d’interdépendance. »
Ce qui semble ressortir sur ce point c’est que la finance et les banques finalement n’ont rien à voir, ou si peu, avec la crise actuelle. L’auteur récite sa doctrine libérale et tente de nier la responsabilité d’une finance incontrôlable depuis des années et le caractère systémique de la crise.
On a une nouvelle fois la fâcheuse impression qu’il s’agit pour l’auteur de simplifier au possible le raisonnement mais toujours dans le sens de ses convictions politiques. Attitude qu’il condamne évidemment chez ses adversaires.
Point 9. Imputation causale dissymétrique
Voilà une belle expression bien compliquée pour se donner une portée argumentative par un jargon scientifique. Pour faire simple, l’auteur évoque la malhonnêteté intellectuelle dont font preuve les autres mais certainement pas lui. Or, c’est exactement ce dont il se rend coupable au point 5. On sous entend, à peine, que le gouvernement socialiste issu de l’élection de mai 2012 est directement responsable de la hausse du chômage dès à partir du mois de juin suivant et pour le reste de l’année. Les multiples et massifs plans sociaux dissimulés et reculés par le gouvernement précédent ne rentrent malheureusement pas dans la rigueur statistique et donc dans l’analyse de l’auteur.
Point 10. Contradiction
On a l’envie de relire le point 8 car ici l’auteur fait apparaitre un lien de causalité selon lui flagrant entre services publics et déficit public. A ce stade de l’article, on n’est évident pas surpris : c’est dans le système de pensée de l’auteur une conviction que rien ne pourra ébranler et qui le conduit donc à nier des préceptes qu’il veut imposer à ceux qui ne pensent pas comme lui. Dans sa logique du point 7, il est vrai qu’il ne faut pas énumérer les facteurs. On retient simplement Déficit public = services publics.
En fait, en lieu et place d’une réflexion sur la rigueur de l’interprétation statistique, l’auteur livre plutôt sa vision très politique, attitude qu’il dénonce pourtant en introduction avec « l’habillage partisan ». La conclusion révèle les intentions de l’article : en plus de la doctrine anglo-saxonne de l’économie, il faut aussi en adopter les modes de pensées et de raisonnement. Cela faciliterait sans doute selon l’auteur l’implantation de « TINA ». Le grand concept ultra libéral simpliste : « There Is No Alternative », concept très péremptoire qui interdit de rechercher d’autres modèles économiques que le capitalisme libéral et qui cloisonne donc la pensée.
L’ironie de la dernière phrase est une forme de mépris désolante de notre culture nationale. En suivant la logique de l’auteur, vivement qu’à l’école, nos chers bambins n’apprennent plus que les mathématiques (et encore seulement la partie liée aux statistiques) et l’anglais des affaires…
Finalement, mieux vaut toujours douter de quelqu’un qui vous dit qu’il ne faut pas douter…
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