Hugo est un des premiers et surtout un des seuls
à prôner publiquement l'amnistie pour les Communards.
Fait politique. Fait
social, la Commune n'est pas qu'une révolte, une insurrection sanglante. Comme
suite aux revendications sociales, au refus patriotique de la défaite militaire
et à la manifestation de colère liée au mépris des sacrifices lors du siège de
leur ville par les Prussiens, les Parisiens subissent l'acharnement de la
répression implacable du gouvernement de Versailles.
Hugo use de sa notoriété
pour remettre en cause cet acharnement et clamer clémence, réconciliation dans
une France meurtrie par la défaite de 1870 et les conditions de paix infamantes imposées
par ce qui est devenue l'empire d'Allemagne.
Ce discours propose un bel exemple
de la notion du «deux poids deux mesures» et reflète toujours parfaitement
l'antagonisme politique en général... quand certains sont incapables de dépasser
leur idéologie... La politique c'est aussi, souvent, des valeurs, des notions
absolues: morale, justice, clémence, misère, oubli, pardon... Et courage. Être
capable de parler contre sa classe, contre ses intérêts...
Dernier point...
lisez ce discours, plus actuel qu'on ne le pense... Et ensuite demandez-vous:
«quand on me vante les qualités d'orateur et l'éloquence de mes hommes
politiques du moment, ne se moque-t-on pas de moi ou le niveau a-t-il baissé à
ce point?»
Il faudra attendre 1880 pour voir votée l'amnistie demandée par
Victor Hugo. Ce dernier disait: "L'avenir est patient, il a le temps, il attendra".
SÉANCE DU LUNDI 22 MAI 1876
M. LE PRÉSIDENT.- L'ordre du jour
appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de
nos collègues, relativement à l'amnistie.
La parole est à M. Victor Hugo.
(M. Victor Hugo monte à la tribune. Profonde
attention.)
DISCOURS DE VICTOR HUGO
Messieurs,
Mes amis politiques et moi, nous
avons pensé que, dans une si haute et si difficile question, il fallait, par
respect pour la question même et par respect pour cette assemblée, ne rien
laisser au hasard de la parole ; et c'est pourquoi j'ai écrit ce que j'ai à
vous dire. Il convient d'ailleurs à mon âge de ne prononcer que des paroles
pesées et réfléchies. Le sénat, je l'espère, approuvera cette prudence.
Du reste, et cela va sans dire, mes
paroles n'engagent que moi.
Messieurs, après ces funestes malentendus qu'on
appelle crises sociales, après les déchirements et les luttes, après les
guerres civiles, qui ont ceci pour châtiment, c'est que souvent le bon droit
s'y donne tort, les sociétés humaines, douloureusement ébranlées, se rattachent
aux vérités absolues et éprouvent un double besoin, le besoin d'espérer et le
besoin d'oublier.
J'y insiste ; quand on sort d'un
long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal,
quand un certain éclaircissement commence à pénétrer dans les profonds
problèmes à résoudre, quand l'heure est revenue de se mettre au travail, ce
qu'on demande de toutes parts, ce qu'on implore, ce qu'on veut, c'est
l'apaisement ; et, messieurs, il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli.
Messieurs, dans la langue politique,
l'oubli s'appelle amnistie.
Je demande l'amnistie.
Je la demande pleine et entière.
Sans conditions. Sans restrictions. Il n'y a d'amnistie que l'amnistie. L'oubli
seul pardonne.
L'amnistie ne se dose pas. Demander
: Quelle quantité d'amnistie faut-il ? c'est comme si l'on demandait : Quelle
quantité de guérison faut-il ? Nous répondons : Il la faut toute.
Il faut
fermer toute la plaie.
Il faut éteindre toute la haine.
Je le déclare, ce qui a
été dit, depuis cinq jours, et ce qui a été voté, n'a modifié en rien ma
conviction.
La question se représente entière
devant vous, et vous avez le droit de l'examiner dans la plénitude de votre
indépendance et de votre autorité.
Par quelle fatalité en est-on venu à
ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle
qui nous divise le plus?
Messieurs, permettez-moi d'élaguer
de cette discussion tout ce qui est arbitraire. Permettez-moi de chercher
uniquement la vérité. Chaque parti a ses appréciations,
qui sont loin d'être des démonstrations ; on est loyal des deux côtés, mais il
ne suffit pas d'opposer des allégations à des allégations. Quand d'un côté on
dit : l'amnistie rassure, de l'autre on répond : l'amnistie inquiète ; à ceux
qui disent : l'amnistie est une question française, on répond : l'amnistie
n'est qu'une question parisienne ; à ceux qui disent : l'amnistie est demandée
par les villes, on réplique : l'amnistie est repoussée par les campagnes.
Qu'est-ce que tout cela ? Ce sont des assertions. Et je dis à mes
contradicteurs : les nôtres valent les vôtres. Nos affirmations ne prouvent pas
plus contre vos négations que vos négations ne prouvent contre nos
affirmations. Laissons de côté les mots et voyons les choses. Allons, au fait.
L'amnistie est-elle juste ? oui ou non.
Si elle est juste, elle est politique.
Là
est toute la question. Examinons.
Messieurs, aux époques de discorde,
la justice est invoquée par tous les partis. Elle n'est d'aucun. Elle ne
connaît qu'elle-même. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle
est la gardienne de tout le monde et n'est la servante de personne. La justice
ne se mêle point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y
intervient. Et savez-vous à quel moment elle y arrive ?
Après.
Elle
laisse faire les tribunaux d'exception, et, quand ils ont fini, elle commence.
Alors elle change de nom et elle
s'appelle la clémence.
La clémence n'est autre chose que la justice, plus
juste. La justice ne voit que la faute, la clémence voit le coupable. A la
justice, la faute apparaît dans une sorte d'isolement inexorable ; à la
clémence, le coupable apparaît entouré d'innocents ; il a un père, une mère,
une femme, des enfants, qui sont condamnés avec lui et qui subissent sa peine.
Lui, il a le bagne ou l'exil ; eux, ils ont la misère. Ont-ils mérité le
châtiment ? Non. L'endurent-ils ? Oui. Alors la clémence trouve la justice
injuste. Elle s'interpose et elle fait grâce. La grâce, c'est la rectification
sublime que fait à la justice d'en bas la justice d'en haut. (Mouvement.)
Messieurs, la clémence a raison.
Elle a raison dans l'ordre civil et
social, et elle a plus raison encore dans l'ordre politique. Là, devant cette
calamité, la guerre entre citoyens, la clémence n'est pas seulement utile, elle
est nécessaire ; là, se sentant en présence d'une immense conscience troublée
qui est la conscience publique, la clémence dépasse le pardon, et, je viens de
le dire, elle va jusqu'à l'oubli. Messieurs, la guerre civile est une
sorte de faute universelle. Qui a commencé ? Tout le monde et personne. De là cette nécessité, l'amnistie. Mot profond qui constate à la fois
la défaillance de tous et la magnanimité de tous. Ce que l'amnistie a
d'admirable et d'efficace, c'est qu'on y retrouve la solidarité humaine. C'est
plus qu'un acte de souveraineté, c'est un acte de fraternité. C'est le démenti
à la discorde. L'amnistie est la suprême extinction des colères, elle est la
fin des guerres civiles. Pourquoi ? Parce qu'elle contient une sorte de pardon
réciproque.
Je demande l'amnistie.
Je la demande dans un but de
réconciliation.
Ici les objections se dressent
devant moi ; ces objections sont presque des accusations. On me dit : Votre
amnistie est immorale et inhumaine ! vous sapez l'ordre social ! vous vous
faites l'apologiste des incendiaires et des assassins ! vous plaidez pour des
attentats ! Vous venez au secours des malfaiteurs !
Je m'arrête. Je m'interroge.
Messieurs, depuis cinq ans, je
remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste,
d'autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en
temps, et le plus fréquemment que je puis, de respectueuses visites à la
misère. Oui, depuis cinq ans, j'ai souvent monté de tristes escaliers ; je suis
entré dans des logis où il n'y a pas d'air l'été, où il n'y a pas de feu
l'hiver, où il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'été. J'ai vu, en 1872, une
mère dont l'enfant, un enfant de deux ans, était mort d'un rétrécissement d'intestins
causé par le manque d'aliments. J'ai vu des chambres pleines de fièvre et de
douleur ; j'ai vu se joindre des mains suppliantes ; j'ai vu se tordre des bras
désespérés ; j'ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là
des femmes, là des enfants ; j'ai vu des souffrances, des désolations, des
indigences sans nom, tous les haillons du dénûment, toutes les pâleurs de la
famine, et, quand j'ai demandé la cause de toute cette misère, on m'a répondu :
C'est que l'homme est absent ! L'homme, c'est le point d'appui, c'est le travailleur,
c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi
la misère y est. Alors j'ai dit : Il faudrait que l'homme revînt. Et parce que
je dis cela, j'entends des cris de malédiction. Et, ce qui est pire, des
paroles d'ironie. Cela m'étonne, je l'avoue. Je me demande ce qu'ils ont fait,
ces êtres accablés, ces vieillards, ces enfants, ces femmes ; ces veuves, dont
le mari n'est pas mort, ces orphelins dont le père est vivant ! Je me demande
s'il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu'ils
n'ont pas commises. Je demande qu'on leur rende le père. Je suis stupéfait
d'éveiller tant de colère parce que j'ai compassion de tant de détresse, parce
que je n'aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je
m'agenouille devant les vieilles mères inconsolables, et parce que je voudrais
réchauffer les pieds nus des petits enfants ! Je ne puis m'expliquer comment il
est possible qu'en défendant les familles j'ébranle la société, et comment il
se fait que, parce que je plaide pour l'innocence, je sois l'avocat du crime !
Quoi !
parce que, voyant des infortunes inouïes et imméritées, de lamentables
pauvretés, des mères et des épouses qui sanglotent, des vieillards qui n'ont
même plus de grabats, des enfants qui n'ont même plus de berceaux, j'ai dit :
me voilà ! que puis-je pour vous ? à quoi puis-je vous être bon ? et parce que
les mères m'ont dit : rendez-nous nos fils ! et parce que les femmes m'ont dit
: rendez-nous notre mari ! et parce que les enfants m'ont dit : rendez-nous
notre père ! et parce que j'ai répondu : j'essaierai !- j'ai mal fait ! j'ai eu
tort !
Non ! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous
ne le pense ici !
Eh bien ! j'essaie en ce moment.
Messieurs, écoutez-moi avec
patience, comme on écoute celui qui plaide ; c'est le droit sacré de défense
que j'exerce devant vous ; et si, songeant à tant de détresses et à tant
d'agonies qui m'ont confié leur cause, dans la conviction de ma compassion, il
m'arrive de dépasser involontairement les limites que je veux m'imposer,
souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clémence, et que,
si la clémence est une imprudence, c'est une belle imprudence, et la seule
permise à mon âge ; souvenez-vous qu'un excès de pitié, s'il pouvait y avoir
excès dans la pitié, serait pardonnable chez celui qui a vécu beaucoup
d'années, que celui qui a souffert a droit de protéger ceux qui souffrent, que
c'est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et
que c'est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. (Vive émotion sur tous
les bancs.)
Messieurs, un profond doute est
toujours mêlé aux guerres civiles. J'en atteste qui ? Le rapport officiel. Il
avoue, page 2, que "l'obscurité du mouvement" (du 18 mars) permettait à chacun
(je cite) "d'entrevoir la réalisation de quelques idées, justes peut-être". C'est
ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a été illimitée, l'amnistie
ne doit pas être moindre. L'amnistie seule, l'amnistie totale, peut effacer ce
procès fait à une foule, procès qui débute par trente-huit mille arrestations,
dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un
enfants de quinze ans, seize ans et sept ans.
Est-il un seul de vous,
messieurs, qui puisse aujourd'hui passer sans un serrement de cœur dans de
certains quartiers de Paris ; par exemple, près de ce sinistre soulèvement de
pavés encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard ? Qu'y
a-t-il sous ces pavés ? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va
quelquefois si loin dans l'avenir. Je m'arrête ; je me suis imposé des
réserves, et je ne veux pas les franchir ; mais cette clameur fatale, il dépend
de vous de l'éteindre. Messieurs,
depuis cinq ans l'histoire a les yeux fixés sur ce tragique sous-sol de Paris,
et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n'aurez pas fermé
la bouche des morts et décrété l'oubli.
Après la justice, après la pitié,
considérez la raison d'état. Songez qu'à cette heure les déportés et les
expatriés se comptent par milliers, et qu'il y a de plus les innombrables
fuites des innocents effrayés, énorme chiffre inconnu. Cette vaste absence
affaiblit le travail national ; rendez les travailleurs aux ateliers ; on vous
l'a dit éloquemment dans l'autre Chambre, rendez à nos industries parisiennes
ces ouvriers qui sont des artistes ; faites revenir ceux qui nous manquent ;
pardonnez et rassurez ; le conseil municipal n'évalue pas à moins de cent mille
le nombre des disparus. Les sévérités qui frappent des populations réagissent
sur la prospérité publique ; l'expulsion des maures a commencé la ruine de l'Espagne
et l'expulsion des juifs l'a consommée ; la révocation de l'édit de Nantes a
enrichi l'Angleterre et la Prusse aux dépens de la France. Ne recommencez pas
ces irréparables fautes politiques.
Pour toutes les raisons, pour les
raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez
l'amnistie. Votez-la virilement. Élevez-vous au-dessus des alarmes factices.
Voyez comme la suppression de l'état de siège a été simple. La promulgation de
l'amnistie ne le serait pas moins. (Très bien ! à l'extrême gauche.)
Faites grâce.
Je ne veux rien éluder. Ici se
présente un côté grave de la question ; le pouvoir exécutif intervient et nous
dit : Faire grâce, cela me regarde.
Entendons-nous.
Messieurs, il y a deux façons de
faire grâce ; une petite et une grande. L'ancienne monarchie pratiquait la clémence
de deux manières ; par lettres de grâce, ce qui effaçait la peine, et par
lettres d'abolition, ce qui effaçait le délit. Le droit de grâce s'exerçait
dans l'intérêt individuel, le droit d'abolition s'exerçait dans l'intérêt
public. Aujourd'hui, de ces deux prérogatives de la royauté, le droit de grâce
et le droit d'abolition, le droit de grâce, qui est le droit limité, est
réservé au pouvoir exécutif, le droit d'abolition, qui est le droit illimité,
vous appartient. Vous êtes en effet le pouvoir souverain ; et c'est à vous que
revient le droit supérieur. Le droit d'abolition, c'est l'amnistie. Dans cette
situation, le pouvoir exécutif vous offre de se substituer à vous ; la petite
clémence remplacera la grande ; c'est l'ancien bon plaisir. C'est-à-dire que le
pouvoir exécutif vous fait une proposition qui revient à ceci, une des deux
commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingénuité :
Abdiquez !
Ainsi, il y a un grand acte à faire,
et vous ne le feriez pas ! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre
souveraineté, ce serait l'abdication ! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la
nation, vous avez en vous la majesté même du peuple, vous tenez de lui ce
mandat auguste, éteindre les haines, fermer les plaies, calmer les cœurs, fonder
la république sur la justice, fonder la paix sur la clémence ; et ce mandat,
vous le déserteriez, et vous descendriez des hauteurs où la confiance publique
vous a placés, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir
supérieur au pouvoir inférieur ; et, dans cette douloureuse question qui a
besoin d'un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, à la
toute-puissance de la nation ! Quoi ! dans un moment où l'on attend tout de
vous, vous vous annuleriez ! Quoi ! ce suprême droit d'abolition, vous ne
l'exerceriez pas contre la guerre civile ! Quoi ! 1830 a eu son amnistie, la
Convention a eu son amnistie, l'Assemblée constituante de 1789 a eu son
amnistie, et, de même que Henri IV a amnistié la Ligue, Hoche a amnistié la Vendée
; et ces traditions vénérables, vous les démentiriez ! Et c'est par de la
petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre
histoire !Quoi ! Laissant subsister tous les
souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous
substitueriez un expédient sans efficacité politique, un long et contestable
travail de grâces partielles, la miséricorde assaisonnée de favoritisme, les
hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure révision de procès périlleuse
pour le respect légal dû à la chose jugée, une série de bonnes actions quasi
royales, plus ou moins petites, à cette chose immense et superbe, la patrie
ouvrant ses bras à ses enfants, et disant : Revenez tous ! j'ai oublié !
Non !
non ! non ! n'abdiquez pas ! (Mouvement.)
Messieurs, ayez foi en vous-mêmes.
L'intrépidité de la clémence est le plus beau spectacle qu'on puisse donner aux
hommes. Mais ici la clémence n'est pas l'imprudence, la clémence est la sagesse
; la clémence est la fin des colères et des haines ; la clémence est le
désarmement de l'avenir. Messieurs, ce que vous devez à la
France, ce que la France attend de vous, c'est l'avenir apaisé.
La pitié et la
douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi
politique la loi morale, c'est l'unique moyen de subordonner toujours les
révolutions à la civilisation. Dire aux hommes : Soyez bons, c'est leur dire :
Soyez justes. Aux grandes épreuves doivent succéder les grands exemples. Une
aggravation de catastrophes se rachète et se compense par une augmentation de
justice et de sagesse. Profitons des calamités publiques pour ajouter une
vérité à l'esprit humain, et quelle vérité plus haute que celle-ci : Pardonner,
c'est guérir !
Votez l'amnistie.
Enfin, songez à ceci :
Les amnisties ne s'éludent point. Si
vous votez l'amnistie, la question est close ; si vous rejetez l'amnistie, la
question commence.
Je voudrais m'arrêter ici, mais les objections
s'opiniâtrent. Je les entends. Quoi ! tout amnistier ? Oui ! Quoi ! non
seulement les délits politiques, mais les délits ordinaires ? Je dis : Oui ! et
l'on me réplique: Jamais !
Messieurs, ma réponse sera courte et
ce sera mon dernier mot.
Je vais simplement mettre sous vos
yeux une page d'histoire. Ensuite vous conclurez. (Mouvement.- Profond
silence.)
Il y a vingt-cinq ans, un homme
s'insurgeait contre une nation. Un jour de décembre, ou, pour mieux dire, une
nuit, cet homme, chargé de défendre et de garder la République, la prenait au
collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de
l'histoire. (Très bien ! à l'extrême gauche.) Autour de cet attentat, car tout
crime a pour point d'appui d'autres crimes, cet homme et ses complices
commettaient d'innombrables délits de droit commun.
Laissez passer l'histoire !
Vol :
vingt-cinq millions étaient empruntés de force à la Banque ; subornation de
fonctionnaires : les commissaires de police, devenus des malfaiteurs,
arrêtaient des représentants inviolables ; embauchage militaire, corruption de
l'armée : les soldats gorgés d'or étaient poussés à la révolte contre le
gouvernement régulier ; offense à la magistrature : les juges étaient chassés
de leurs siéges par des caporaux ; destruction d'édifices : le palais de
l'Assemblée était démoli, l'hôtel Sallandrouze était canonné et mitraillé ;
assassinat : Baudin était tué, Dussoubs était tué, un enfant de sept ans était
tué rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre était jonché de cadavres ; plus
tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidauré était fusillé,
fusillé deux fois, Charlet, Cirasse et Cuisinier étaient assassinés par la
guillotine en place publique. Du reste, l'auteur de ces attentats était un
récidiviste ; et, pour me borner aux délits de droit commun, il avait déjà
tenté de commettre un meurtre, il avait, à Boulogne, tiré un coup de pistolet à
un officier de l'armée, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs,
le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Décembre, ne fut pas seulement
un forfait politique, il fut un crime de droit commun ; sous le regard de
l'histoire, il se décompose ainsi : vol à main armée, subornation, voies de
fait aux magistrats, embauchages militaires, démolition d'édifices, assassinat. Et
j'ajoute : contre qui fut commis ce crime ? Contre un peuple. Et au profit de
qui ? Au profit d'un homme. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
Vingt ans
après, une autre commotion, l'événement dont les suites vous occupent
aujourd'hui, a ébranlé Paris.
Paris, après un sinistre assaut de cinq mois,
avait cette fièvre redoutable que les hommes de guerre appellent la fièvre
obsidionale. Paris, cet admirable Paris, sortait d'un long siège stoïquement
soutenu; il avait souffert la faim. Car une ville assiégée est une ville en
prison ; il avait subi la bataille de tous les jours, le bombardement, la
mitraille, mais il avait sauvé, non la France, mais ce qui est plus encore
peut-être, l'honneur de la France (mouvement). Il était saignant et content.
L'ennemi pouvait le faire saigner, des français seuls pouvaient le blesser, on
le blessa. On lui retira le titre de capitale de la France ; Paris ne fut plus
la capitale ... que du monde. Alors la première des villes voulut être au moins
l'égale du dernier des hameaux, Paris voulut être une commune. (Rumeurs à
droite.)
De là une colère ; de là un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici
à rien atténuer. Oui,- et je n'ai pas attendu à aujourd'hui pour le dire, entendez-vous
bien ?- oui, l'assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas est un crime,
comme l'assassinat de Baudin et Dussoubs est un crime ; oui, l'incendie des
Tuileries et de l'Hôtel de Ville est un crime comme la démolition de la salle
de l'Assemblée nationale est un crime ; oui, le massacre des otages est un
crime comme le massacre des passants sur le boulevard est un crime
(applaudissements à l'extrême gauche) ; oui, ce sont là des crimes ; et s'il
s'y joint cette circonstance qu'on est repris de justice, et qu'on a derrière
soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine Col-Puygellier, le cas est
plus grave encore ; j'accorde tout ceci, et j'ajoute : ce qui est vrai d'un
côté est vrai de l'autre.- (Très bien ! à l'extrême gauche.)
Il y a deux groupes de faits séparés
par un intervalle de vingt ans, le fait du 2 Décembre et le fait du 18 Mars.
Ces deux faits s'éclairent l'un par l'autre ; ces deux faits, politiques tous
les deux, bien qu'avec des causes absolument différentes, contiennent l'un et
l'autre ce que vous appelez des délits communs.
Cela posé, j'examine. Je me mets en face de la justice.
Évidemment pour les mêmes délits, la
justice aura été la même ; ou, si elle a été inégale dans ses arrêts, elle aura
considéré d'un côté, qu'une population qui vient d'être héroïque devant
l'ennemi devait s'attendre à quelque ménagement, qu'après tout les crimes à
punir étaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et
qu'enfin, si l'on examinait la cause même du conflit, Paris avait, certes,
droit à l'autonomie, de même qu'Athènes qui s'est appelée l'Acropole, de même
que Rome qui s'est appelée Urbs, de même que Londres qui s'appelle la Cité ; la
justice aura considéré d'un autre côté à quel point est abominable le
guet-apens d'un parvenu quasi princier qui assassine pour régner ; et pesant
d'un côté le droit, de l'autre l'usurpation, la justice aura réservé toute son
indulgence pour la population désespérée et fiévreuse, et toute sa sévérité
pour le misérable prince d'aventure, repu et insatiable, qui après l'Elysée
veut le Louvre, et qui, en poignardant la République, poignarde son propre serment.
(Très bien ! à l'extrême gauche.)
Messieurs, écoutez la réponse de
l'histoire. Le poteau
de Satory, Nouméa, dix-huit mille neuf cent quatre-vingt-quatre condamnés, la
déportation simple et murée, les travaux forcés, le bagne à cinq mille lieues
de la patrie, voilà de quelle façon la justice a châtié le 18 Mars ; et quant
au crime du 2 Décembre, qu'a fait la justice ? La justice lui a prêté serment.
(Mouvement prolongé.)
Je me borne aux faits judiciaires ;
je pourrais en constater d'autres, plus lamentables encore ; mais je m'arrête.
Oui,
cela est réel, des fosses, de larges fosses, ont été creusées ici et en Calédonie
; depuis la fatale année 1871 de longs cris d'agonie se mêlent à l'espèce de
paix que fait l'état de siège ; un enfant de vingt ans, condamné à mort pour un
article de journal, a eu sa grâce, le bagne, et a été néanmoins exécuté par la
nostalgie, à cinq mille lieues de sa mère ; les pénalités ont été et sont
encore absolues ; il y a des présidents de tribunaux militaires qui interdisent
aux avocats de prononcer des mots d'indulgence et d'apaisement ; ces jours-ci,
le 28 avril, une sentence atteignait, après cinq années, un ouvrier déclaré
honnête et laborieux par tous les témoignages, et le condamnait à la
déportation dans une enceinte fortifiée, arrachant ainsi ce travailleur à sa
famille, ce mari à sa femme et ce père à ses enfants ; et il y a quelques
semaines à peine, le 1er mars, un nouveau convoi de condamnés politiques,
confondus avec des forçats, était, malgré nos réclamations, embarqué pour
Nouméa. Le vent d'équinoxe a empêché le départ ; il semble par moment que le
ciel veut donner aux hommes le temps de réfléchir ; la tempête, clémente, a
accordé un sursis ; mais, la tempête ayant cessé, le navire est parti. (Sensation.)
La répression est inexorable. C'est ainsi que le 18 Mars a été frappé.
Quant au 2
Décembre, j'y insiste, dire qu'il a été impuni serait dérisoire, il a été
glorifié ; il a été, non subi, mais adoré ; il est passé à l'état de crime légal
et de forfait inviolable. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Les prêtres
ont prié pour lui ; les juges ont jugé sous lui ; des représentants du peuple,
à qui ce crime avait donné des coups de crosse, non seulement les ont reçus,
mais les ont acceptés (rires à gauche), et se sont faits ses serviteurs.
L'auteur du crime est mort dans son lit, après avoir complété le 2 Décembre par
Sedan, la trahison par l'ineptie et le renversement de la république par la
chute de la France ; et, quant aux complices, Morny, Billault, Magnan, Saint-Arnaud,
Abbatucci, ils ont donné leurs noms à des rues de Paris. (Sensation.) Ainsi, à
vingt ans d'intervalle, pour deux révoltes, pour le 18 Mars et le 2 Décembre,
telles ont été les deux conduites tenues dans les régions du haut desquelles on
gouverne ; contre le peuple, toutes les rigueurs ; devant l'empereur, toutes
les bassesses.
Il est temps de faire cesser
l'étonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer à cette honte
de deux poids et de deux mesures ; je demande, pour les faits du 18 Mars,
l'amnistie pleine et entière.
(Applaudissements prolongés à
l'extrême gauche.- La séance est suspendue. L'orateur regagne son banc,
félicité par ses collègues.)
QUELQUES MEMBRES AU CENTRE.- Aux
voix ! Aux voix !
M. LE PRÉSIDENT.- Personne ne demande
la parole ? (Silence au banc de la commission et au banc du gouvernement.) Il y
a un amendement de M. Tolain.
M. TOLAIN, au pied de la tribune.-
En présence du silence de la commission et du gouvernement, qui ne trouvent
rien à répondre, je retire mon amendement.
M. LE PRÉSIDENT donne lecture des
articles de la proposition d'amnistie, qui sont successivement rejetés, par
assis et levé. La proposition est mise aux voix dans son ensemble.
Se lèvent pour :
MM. Victor Hugo.
Peyrat.
Schoelcher.
Laurent Pichat.
Scheurer-Kestner.
Corbon.
Férouillat.
Brillier.
Pomel (d'Oran).
Lelièvre (d'Alger).
Le reste de l'Assemblée se lève
contre.
La proposition d'amnistie est
rejetée.
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